mardi 10 février 2015

Chapitre I : 1977 (partie 2)


Il y avait un vaste champ en contrebas de la station service, ils avaient vérifié et il était vide à leur arrivée, mais la nuit tombait, ils étaient là depuis deux heures, et les choses marchaient implacablement malgré leur lenteur, si bien que maintenant, elles arrivaient.
Ils déboulèrent hors de la boutique, se précipitant vers l’enseigne lumineuse qui papillotait son ‘Enco’ fatigué devant les pompes, tombant sur Reiko qui venait vers eux en courant, un Winchester à pompe dans une main. Aucun ne criait, ne voulant pas attirer davantage les créatures.
Reiko voyait les premiers crânes pointer depuis le champ derrière la boutique, et l’odeur aussi lui parvenait. Elle garda les enfants contre elle, les empêchant de se retourner.
« Vite, on ne pourra pas leur échapper dans la voiture, le réservoir est à sec et je n’ai eu que le temps de remplir les jerricans. Courez vers l’arrière du camion citerne et montez la petite échelle métallique.
— Quoi ? Mais...
— Ne discute pas Happy, courez ! »
Nick et Happy ne se le firent pas dire deux fois, ils se précipitèrent vers le monstre de métal tandis que Reiko couvrait leurs arrières, reculant précautionneusement, son fusil pointé vers l’ennemi au cas où certains auraient des velléités de se jeter sur eux. Elle ne savait pas dire ce qui était pire, de l’odeur de ces choses, de leurs bruits infects ou de leur vue défiant toutes les horreurs qu’on eût pu croiser. Le plus atroce était de savoir qu’ils avait été des gens, de vraies personnes, qu’ils avaient vécu, qu’ils avaient ri, qu’ils avaient souffert, qu’ils avaient lutté, qu’ils avaient fondé des familles, élevé des enfants, travaillé, été au cinéma, écouté de la musique, qu’ils avaient eu des rêves, des déceptions, et que maintenant ils n’étaient plus que ces abominables cadavres qui marchaient tout seuls, sans âmes, sans pensées, mus par une faim de chair vivante et par de vagues réminiscences, des réflexes de leur vie passée qui parcouraient les cellules en décomposition de leurs cerveaux comme des impulsions électriques survivantes éclairent parfois une vieille ampoule pendant une fraction de seconde lorsqu’il n’y a plus de courant. Comme le néon fatigué de l’enseigne ‘Enco’, qui vacillait derrière elle : pas tout à fait éteint, mais plus vraiment allumé.
Reiko se retourna : les gosses étaient sur le toit de la citerne. Elle ne tira pas en direction des morts-vivants bien que ceux-ci se rapprochent dangereusement, elle connaissait bien leur réaction aux bruits et à la panique : cela n’aurait fait que les attirer davantage. Elle partit en courant rejoindre ses deux protégés et grimpa la petite échelle de ferraille.

*

« On va entrer dans la citerne, » annonça-t-elle aux deux jeunes qui fixaient la trappe d’ouverture sur le toit de l’énorme cylindre d’acier. Ils se tenaient là, trois ombres chinoises se découpant contre l’indigo du ciel crépusculaire, accroupis, faussement rassurés par la hauteur qui les séparait du groupe de zombies se dirigeant vers eux et que les dernières lueurs du couchant éclairaient à peine.
Happy lui jeta un regard incrédule : « C’est une blague ? On ne va quand même pas rentrer là-dedans ! C’est plein de gasoil, on va crever !
— Mais de toute façon nous n’avons pas le choix : si on n’y entre pas, on va crever ! Regarde combien ils sont ! Tu crois que j’ai assez de munitions ? répondit-elle fermement.
— Mais on va se noyer dans cette merde ! » protesta Happy tandis que Reiko, ayant confié sa Winchester à Nick, qui ne disait rien, fixant avec terreur l’essaim de cadavres qui s’approchait, forçait sur le levier pour ouvrir la capsule.
« Enfin ! » s’exclama-t-elle alors que le couvercle du trou d’homme bascula lourdement, découvrant de petites barres de métal transversales qui descendaient à l’intérieur du container. Elle se pencha avant de déclarer : « Tu as de la chance, Happy ! Elle est presque vide ! » Et sans plus de cérémonie, elle agrippa Happy par l’épaule et la força à descendre le long du goulot, d’où la jeune femme se laissa choir. « Merde ! » gronda-t-elle, pataugeant jusqu’aux chevilles dans le carburant. Reiko fit rapidement passer Nick devant elle, et une nouvelle protestation s’éleva : « Mais c’est pas vrai ! Ce petit con m’a éclaboussée en tombant ! »

Reiko hocha la tête : c’était presque drôle de voir comment des détails sans importance subsistaient dans ces moments de danger extrême. Elle ne savait même pas s’ils pourraient s’en sortir, et pourtant Happy râlait comme si de rien n’était. Elle jeta un coup d’œil aux zombies : l’un d’eux était en train d’ouvrir la portière de la cabine conducteur, il ne leur faudrait pas longtemps avant d’essayer de grimper. Elle descendit en vitesse les premiers échelons et referma la trappe au-dessus d’elle, bloquant le verrouillage de l’intérieur avec sa Winchester avant de se laisser tomber à son tour.
« Reiko, » annonça Nick en lui agrippant le bras, « je ne crois pas qu’on va pouvoir tenir longtemps, c’est étouffant ces vapeurs, j’ai les yeux qui brûlent. » Mais cette dernière sortit trois masques à gaz d’un sac à dos qu’elle avait apporté et ils s’en couvrirent aussitôt le visage. Elle alluma également une sorte de petite lampe spéciale qui projeta une vague lueur à l’intérieur de la citerne, se reflétant sur le carburant qui restait au sol.
« Bon sang, mais c’est quoi tout ça ? demanda Happy. T’as fait l’armée ou quoi ? »
Reiko sourit vaguement sans répondre, mais avec le masque sur le visage qui ne laissait apercevoir que ses yeux, c’était difficile de différencier ça d’une grimace : « On va rester là autant qu’on pourra, les masques ont trois heures d’autonomie… J’espère que cette merde ne va pas nous bouffer la peau trop rapidement. 
— Et quand on pourra sortir, quoi ? demanda Nick.
— Nous devrons être très prudents. Je monterai en éclaireur… à moins que j’arrive à percer un petit trou pour observer, dit-elle en regardant un petit foret monté sur un vilebrequin qu’elle tenait à la main.
— Tu vas percer ça ? dit Happy en montrant la paroi d’acier. Avec ça ? dit-elle encore en désignant l’outil rudimentaire.
— Ouaip, déclara nonchalamment Reiko. Enfin, je vais essayer, puis on va d’abord attendre un moment que ces machins nous oublient. Avec l’odeur du carburant ils ont déjà dû arrêter de nous sentir. Le temps que ça monte aux trois neurones qu’il leur reste et ils se remettront en route pour chercher d’autres proies. »
Le masque de Nick laissa passer un « Que Dieu t’entende, » que ses deux camarades ne perçurent même pas, et l’attitude de Happy, les mains sur les hanches et le menton relevé, trahissait son incrédulité.
Dehors, les zombies se trainaient comme ils pouvaient autour du camion-citerne, s’y aplatissant comme des mouches sur du papier gluant. Ils avaient investi la cabine conducteur, rampaient sous les essieux, tournaient autour du véhicule, arrachaient les pneus. Les plus intrépides – à moins qu’ils fussent les plus malins, ou simplement les plus affamés – grimpaient à l’échelle de métal qui menait à la trappe et forçaient vaguement sur le levier que Reiko avait bloqué de l’intérieur, mais assez curieusement ils n’insistaient pas autant qu’elle l’aurait cru. L’odeur du gasoil avait au moins ça de bien qu’elle masquait celle des humains et inversement : outre le masque à gaz, la puanteur infecte des zombies paraissait moins intense derrière les vapeurs du carburant.
Les râles et les grognements inarticulés se répercutaient sourdement à l’intérieur du réservoir où Happy et Nick s’étaient blottis dans les bras de Reiko. Elle était grande, quoique sans excès, si bien qu’elle les dépassait largement tous les deux, et la puissance de ses bras pourtant minces les rassurait. Ils formaient un étrange tableau, serrés ainsi debout les uns contre les autres au milieu de la marre sombre de gazole qui luisait sinistrement à la lueur de la loupiotte, au fond de cette citerne qui semblait aussi vaste et sombre que l’intérieur d’une baleine. Nicky pensait au Capitaine Achab. Il aurait eu fort à faire contre les zombies, ils étaient bien plus effrayants que Moby Dick : même s’ils étaient minuscules en comparaison, leur nombre semblait sans fin.
De temps à autre, lorsque l’un des enfants éprouvait le besoin de s’asseoir, Reiko s’adossait à la paroi concave et les prenait un moment sur ses épaules. Nick ne comprenait pas comment elle pouvait avoir une telle force, mais il se sentait bien, juché sur son dos, entourant son cou de ses bras et reposant sa tête contre la longue chevelure sombre. Dès qu’il était un peu reposé, c’était au tour de Happy de passer ses grandes pattes autour de la taille de Reiko et de dormir un peu, échappant aux langues gluantes du gasoil qui effleuraient ses pieds et ses sandales de corde.
Il sembla à Nick que les bouts des doigts de Reiko, qui avaient touché le carburant, laissaient voir sous l’épiderme une pellicule argentée. Il se demanda un instant si c’était pareil pour ses pieds, mais elle portait de lourdes bottes sous son jean. Il repensa à la coupure sur son épaule et fantasma un instant sur la possibilité que Reiko puisse être un robot, un robot conçu pour les protéger et pour les sauver, comme les robots d’Asimov. Mais ça n’était pas possible : sa peau et ses cheveux étaient ceux d’humains, et elle sentait le soleil et un léger parfum de cédrat, pas une once de métal n’était perceptible dans son odeur.

*

« Bien… ça fait presque deux heures, je n’entends plus rien. Je vais aller voir.
— Tu crois qu’ils se sont assez éloignés ?
— Je pense que oui, vu la rapidité avec laquelle ils nous ont rejoints, ils ont dû filer aussi vite vers d’autres sources de nourriture. Et puis nous sommes baignés de gasoil, il y a peu de chances qu’ils nous sentent, même s’ils ne sont qu’à quelques centaines de mètres : l’essentiel pour l’instant c’est qu’ils ne nous voient pas, il n’y a que comme ça qu’on pourrait se faire repérer de nouveau. Je pars en éclaireur, vous allez m’attendre ici. »
Nick regarda la trappe se refermer derrière Reiko et il ne put s’empêcher de serrer la main de Happy qui se tenait debout à côté de lui. Le hideux masque à gaz kaki de la jeune femme s’inclina vers lui et elle attira le gamin contre elle. Elle avait aussi peur que Nick en cet instant. Il regretta de devoir porter cet attirail de survie lorsqu’il appuya son visage contre le torse de Happy, mais il la tint fort contre lui, entourant ses hanches de ses bras. Ils attendirent ainsi enlacés, priant pour que Reiko revienne vite, porteuse de bonnes nouvelles.

*

Elle balaya du regard les alentours, telle un LIDAR, sans percevoir de présence suspecte, puis s’assura qu’aucun monstre n’avait trouvé refuge sous le camion ni entre les essieux. La Winchester dans une main, elle ouvrit la cabine conducteur, y grimpa et la fouilla minutieusement : ces fichus non-morts étaient rusés et lui avaient souvent réservé de mauvaises surprises en se dissimulant. Les effluves de pourriture persistaient mais il n’y avait personne. Elle redescendit en refermant la portière sans la claquer, tâchant de rester le plus discrète et le plus silencieuse possible pour ne pas les attirer de nouveau, puis se dirigea vers la Mustang, parquée juste devant les pompes, à deux pas du camion-citerne.
Les créatures avaient essayé d’ouvrir la voiture, mais Reiko l’avait verrouillée avant d’aller chercher les gosses pour les faire monter dans le camion et les zombies avaient juste réussi à éclater le pare-brise arrière du coupé 1965, s’emparant d’un des sacs de nourriture et d’un jerrican, répandant leur contenu sur le bitume et piétinant les provisions trempées d’essence. Ils savaient comment pousser les survivants dans leurs derniers retranchements en leur coupant les vivres et les moyens de fuir et Reiko se félicita qu’ils n’aient pas ouvert le coffre. Elle regarda derrière le verre brisé, auquel des lambeaux de chairs putréfiées et des guenilles étaient restés accrochés, puis tourna lentement autour de la Ford, ouvrant les portières l’une après l’autre pour vérifier qu’aucun zombie ne s’était tapi entre les sièges ou sur la banquette, et les refermant le plus doucement et silencieusement possible.
Elle fit le tour des pompes, regarda en l’air, puis, jaugeant le bitume à peine éclairé par l’enseigne défectueuse, profita de ce calme apparent et de ce que les gosses étaient en sécurité pour faire le plein de la voiture, sans cesser de scanner du regard les alentours. Rien ne bougeait. Ceci fait, elle se dirigea vers la boutique aux néons blafards.
Tout en franchissant ces quelques mètres, elle tournait lentement sur elle-même, pointant son fusil, le doigt sur la détente, tentant de percer la nuit aussi loin qu’elle pouvait afin de déceler la moindre distorsion dans l’air ou dans le son. Les créatures semblaient avoir rapidement déserté l’endroit.
Avant d’entrer dans la boutique, elle en fit le tour par la droite, examinant également le vaste champ en contrebas par lequel les créatures étaient d’abord arrivées et s’assurant qu’aucun ne planquait derrière la baraque. Elle entra dans les toilettes, qui se trouvaient dans un local séparé du côté gauche du self-service. Dans la pénombre, les urinoirs crasseux, dont l’un était brisé, semblaient des orbites décharnés sur le visage squelettique du mur aveugle. Elle écarta doucement la porte de la première stalle, vide, puis la seconde : une créature était assise là, un vieux journal dans les mains, parodiant un humain aux toilettes, la dévisageant avec un rictus qui révélait des gencives recouvertes de moisissure sous ses lèvres rongées par la putréfaction. L’odeur, mêlée à celle des chiottes usagées et dégoûtantes, lui agressa les narines et la gorge.

à suivre...

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