mercredi 11 février 2015

Chapitre I : 1977 (partie 3)


« Tu crois qu’ils pensent ? » lui avait demandé Nicky quelques jours auparavant. Elle lui avait répondu que non, qu’ils se souvenaient simplement, et qu’ils étaient animés par ces souvenirs, comme des vieilles machines dans une usine abandonnée qui répètent inlassablement les mêmes gestes jusqu’à ce que la rouille finisse de les gripper. Mais elle n’en était pas si sûre, ils étaient si rusés et conservaient, malgré toute l’horreur qu’ils inspiraient, un sens de l’humour et de la parodie qui l’impressionnait. Soit ils pensaient encore, et auquel cas l’horreur de leur condition les rendait peut-être fous, soit le marionnettiste qui dirigeait leurs carcasses était à sa façon un grand comique.
La créature fit mine de se lever et Reiko enfonça avec une telle force la crosse de son fusil à travers son visage, écrasant les os et brisant l’arrière du crâne, qu’elle en fit ressortir des morceaux de cervelle grise et corrompue qui maculèrent le mur et ses faïences autrefois blanches dans un bruit rappelant celui que ferait une pastèque pourrie s’écrasant au sol, avant que son arme même ne heurte la paroi, fendillant les carreaux. Elle évitait toujours de tirer, préférant ne pas faire de bruit.
La chose s’effondra mollement sur le siège des toilettes et Reiko, extirpant le manche de la Winchester de cette gangue infecte, essuya l’arme sur les hardes qui couvraient encore le mort.
« Putain de saloperie, » souffla-t-elle entre ses dents.
Elle se retourna d’un coup, alertée par un bruit de course au-dehors, et sortit rapidement des toilettes. Elle aperçut Happy qui s’élançait vers la boutique dans laquelle Nick venait de s’engouffrer.
« C’est pas vrai ! Qu’est-ce qu’ils foutent ! » grogna-t-elle avant de courir les rejoindre.

Happy était arc-boutée contre la porte de la supérette, regardant Nick qui cherchait de quoi la bloquer, et se retourna à l’appel de Reiko qui tentait d’ouvrir. Elle lui fit place et referma derrière elle, plaçant une chaise contre la poignée. Ils venaient juste de quitter la citerne et l’odeur de gasoil de leurs vêtements trempés était si forte que Reiko ne pouvait pas sentir si des créatures se terraient dans la boutique.
« Vous êtes dingues ou quoi !?! Je vous ai dit de m’attendre avant de sortir !
— Mais on n’en pouvait plus ! Et puis c’est safe ici !
— C’est ‘safe’ rien du tout ! Je n’ai pas encore eu le temps de vérifier l’échoppe ! »
Nick et Happy se regardèrent, les yeux écarquillés par le doute.
« Où sont vos masques à gaz ?
— On les a laissés dans la citerne…
— Dans la citerne ? Tu veux dire même pas sur le toit ?
— Bin… on les a jetés en sortant. »
Reiko pensa aux masques baignant dans le gasoil, désormais inutilisables même si elle les récupérait. Il devait rester une heure de réserve dedans. Elle haussa les épaules.
« Peu importe, on n’en est plus là. Vous en avez croisé en venant du camion jusqu’ici ? Ils vous ont vus ?
— Non, je ne crois pas, » balbutia Nick en hochant la tête.
Il ne croit pas, se répéta-t-elle, levant les yeux au ciel intérieurement en fixant le gamin. Il la regardait par en-dessous, ses grandes prunelles bleues ourlées de longs cils soyeux voilés par sa frange brune. Elle vit que les bords de ses paupières étaient rougis, comme s’il avait envie de pleurer, et elle sut qu’il se retenait pour impressionner Happy : à treize ans on ne chouine plus comme un bébé et il fallait être un homme. Malgré son humeur elle prit une profonde inspiration et lui sourit gentiment. Deux petites fossettes apparurent sur les joues du petit, remontant adorablement ses pommettes lorsqu’il lui rendit son sourire. Il deviendrait un bel homme : elle se dit que ses parents seraient fiers de lui, puis elle pensa qu’elle aurait bien aimé avoir un fils comme lui si elle avait eu des enfants… et un bruit traînant la ramena à la réalité.
Le zombie était énorme, il se tenait derrière Happy, avançant avec une sorte de claudication, comme si une de ses jambes était brisée. Il devait faire dans les deux mètres de haut, et pas loin de cent-trente kilos. Il portait une chemise à carreaux qui avait dû être dans des tons de bleu mais qui à présent était maculée de terre, de poussière et de vieux sang séché, sans parler des déchirures croûtées de moisissure. La décomposition avait abîmé son visage, qui s’affaissait légèrement sur lui-même, et son crâne au sommet chauve était couronné de cheveux longs, poisseux et sales, qui descendaient sur son col. C’est lui, c’est le conducteur de la citerne, pensa Reiko. Il arborait un étrange rictus en regardant le dos frêle et blanc de Happy et ses longs cheveux lisses et roux. Un rictus dans lequel se mêlaient l’expectative simple qui animait les zombies : celle d’un bon repas qui, en addition s’ils n’étaient pas trop gourmands, ramènerait probablement dans leurs rangs dévastateurs une nouvelle recrue, et autre chose de typiquement masculin, que Reiko interpréta comme une réminiscence de désir.
« HAPPY !!!! DERRIERE TOI !!! » hurla Nick.
Happy ne réfléchit même pas avant de bondir en avant et d’atterrir dans les bras de Reiko qui, pointant sa Winchester dans la direction du mort-vivant, n’hésita pas une seconde avant de lui faire exploser la tête. La déflagration se répercuta contre les parois de la boutique, vitrées jusqu’à mi-hauteur sur la devanture et un côté, et le bâtiment trembla un instant, tandis que l’immense corps décapité vacillait, hésitant à continuer sa route alors que les dernières impulsions électriques que le cerveau non-mort lui avait envoyées s’éteignaient. Il tomba en tas sur un rayonnage de confiseries, éparpillant au sol des paquets de bonbons et de bubble-gum.
Reiko plaqua Happy et Nick contre la porte vitrée. « Tenez la chaise et restez là ! Je peux vous voir tous les deux, et je vois aussi ce qui arrive dehors en gardant l’œil sur vous, » leur ordonna-t-elle en reculant vers le comptoir, devant la paroi de droite, vitrée elle aussi. « S’il n’y a personne là-dessous vous viendrez vous y planquer en attendant que je scanne le reste de la boutique, c’est à la fois abrité et stratégique. Avec la détonation qu’il y a eu, s’il en reste ils vont rappliquer sans tarder. »
Les deux jeunes la regardèrent défiler entre les rayonnages, passant son pied botté sous le rebord afin de sentir si des corps s’y cachaient, et éventuellement si c’était le cas de les appâter pour qu’ils sortent leur tête. Lorsqu’elle atteignit le comptoir, elle vérifia que personne ne se dissimulait dessous. Elle y trouva un Luger P08, scotché sous la caisse, s’en saisit et dénicha une boîte de munitions dans un tiroir. Elle le vérifia, il était entretenu.
« Venez, c’est bon, » dit-elle aux deux gosses qui tremblaient en leur faisant signe d’approcher. « Tiens, » dit-elle à Happy en lui glissant le Parabellum dans la main. « Il est chargé, ça c’est les munitions. Tu vises bien la tête, entre les deux yeux. A hauteur du nez c’est trop bas, parfois ça ne suffit pas pour bousiller ce qui reste de leur cervelle. Surtout si tu loupes, ne panique pas, respire un bon coup et vise de nouveau. Ça va le faire, ne t’en fais pas. »
Happy regardait l’arme dans ses mains, ses yeux bleu pâle étaient emplis de larmes et ses lèvres charnues tremblaient. Happy l’entoura de son bras et déposa un baiser sur le sommet de son crâne, sur les cheveux roux. Ils restaient soyeux, même souillés de gasoil. L’étreinte de Reiko dégageait un mélange de puissance et de sérénité, ce qui sembla apaiser la jeune femme.
« Il faut qu’on foute le camp d’ici, mais on en a certainement attiré quelques-uns, je vais vérifier encore cette boutique à la con, puis je vais aller à la voiture : comme la lunette arrière est brisée, ils risquent de s’y être engouffrés, il faut que je les vire. Le camion a les roues à plat, on a besoin de la voiture pour s’enfuir. »
Elle passa la main sous le menton de Nick et le força à la regarder dans les yeux : « Tu ne bouges pas d’ici ! Tu restes collé à Happy, et si elle te demande de sortir tu l’en empêches tant que je ne suis pas revenue vous chercher : on va pas recommencer les mêmes conneries qu’avec la citerne, il faut qu’on parte d’ici ! Tu as compris cette fois ? »
Il la regarda craintivement et fit oui de la tête, déglutissant péniblement alors qu’il passait son bras autour de la taille de Happy qui ne protesta pas.
« Ne vous séparez pas, ne vous éloignez pas : à partir de maintenant vous ne faites qu’un ! Jusqu’à ce que je revienne vous chercher, vous êtes une créature siamoise ! »
Ils hochèrent la tête de concert. Elle plongea de nouveau tour à tour son regard dans leurs yeux effarés puis recommença à faire le tour de la boutique tout en jetant un œil dehors. Il lui sembla percevoir du mouvement autour de la Ford. Elle vérifia que la Winchester était rechargée. Elle s’acquittait si machinalement de ce genre de tâche que parfois elle ne se rappelait pas l’avoir effectuée. Il y avait une petite porte qui donnait de l’arrière de la boutique sous une sorte de préau qui longeait le champ, elle était fermée et paraissait assez résistante. Elle la consolida en plaquant un rayonnage vide en travers de l’ouverture. Il y avait une batte de base-ball appuyée contre le mur, elle s’en saisit puis, après avoir inspecté tous les recoins du petit magasin, retourna vers les gosses et la confia à Nick. « Au cas où, si le Luger s’enraye. Mais méfie-toi si tu t’approches trop près, ne les laisse pas t’attraper : frappe de toutes tes forces… Imagine que tu es Hulk. Il faut que le crâne éclate bien : la cervelle doit être absolument détruite, réduite en bouillie, et tomber sur le sol. »
Il la dévisagea. Elle déposa un baiser sur ses cheveux bruns courts, légers et doux comme du duvet, embrassa Happy sur le front et se dirigea vers la porte vitrée. Au dernier moment elle se retourna et pointa un doigt vers eux : « N’oubliez pas, assurez-vous qu’ils soient bien morts : une fois qu’ils sont au sol, approchez-vous en les gardant en joue et videz bien leur crâne. Happy, cale la porte derrière moi. Á tout à l’heure. »
Happy se précipita pour bloquer la porte puis rejoignit Nick derrière le comptoir. Dehors il faisait encore nuit, il pouvait être minuit passé, et la chaussée humide luisait sous les néons moribonds de la station-service. Ils regardèrent Reiko qui se dirigeait vers la Mustang, toujours avec cette façon bizarre de tourner doucement sur elle-même en pointant son fusil tandis qu’elle avançait. Ils choisirent de se recroqueviller l’un contre l’autre sous le comptoir : de cette manière ils pouvaient voir la paroi vitrée qui se trouvait derrière la caisse et repérer d’éventuels assaillants. Avec un vieux rétroviseur et de la bande adhésive qu’ils avaient dégottés dans les tiroirs, ils bricolèrent un périscope de fortune qui leur permettait de surveiller l’entrée de la boutique sans sortir de leur cachette.

*

Reiko aperçut un pied qui dépassait de l’une des pompes à essence. « Connard, j’ai bien fait de faire le plein avant, » cracha-t-elle en pensant au mort-vivant qui l’attendait là. Ils attaquaient rarement de front lorsqu’ils étaient seuls, à moins d’être à une distance très faible de la victime. Elle contourna le distributeur de carburant et, sans surprise, se trouva face à une créature décomposée qui avait probablement connu des jours meilleurs. Ils faisaient moins peur comme ça, quand ils n’avaient presque plus rien sur eux des personnes qu’ils étaient par le passé, quand ils n’avaient pratiquement plus rien d’humain. Et puis aussi, plus ils étaient putréfiés, plus leurs os et leurs chairs se rompaient aisément. Elle tourna son fusil et brandit la crosse au-dessus d’elle.
« Raaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhragh »
Reiko sentit ses genoux, ses coudes, ses côtes et le côté droit de son visage heurter le bitume lorsqu’elle se trouva plaquée au sol. Elle lâcha prise sous l’effet de la douleur et la Winchester glissa sous la Ford à quelques centimètres d’elle. Ses yeux rencontrèrent les pieds décharnés du cadavre. Elle sentait un poids sur ses jambes et sur son dos, des mains qui la martelaient et qui la griffaient, quelque chose qui essayait de briser sa cage thoracique. 



à suivre...

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