« Tu crois
qu’ils pensent ? » lui avait demandé Nicky quelques jours auparavant.
Elle lui avait répondu que non, qu’ils se souvenaient simplement, et qu’ils
étaient animés par ces souvenirs, comme des vieilles machines dans une usine
abandonnée qui répètent inlassablement les mêmes gestes jusqu’à ce que la
rouille finisse de les gripper. Mais elle n’en était pas si sûre, ils étaient
si rusés et conservaient, malgré toute l’horreur qu’ils inspiraient, un sens de
l’humour et de la parodie qui l’impressionnait. Soit ils pensaient encore, et
auquel cas l’horreur de leur condition les rendait peut-être fous, soit le
marionnettiste qui dirigeait leurs carcasses était à sa façon un grand comique.
La créature fit
mine de se lever et Reiko enfonça avec une telle force la crosse de son fusil à
travers son visage, écrasant les os et brisant l’arrière du crâne, qu’elle en
fit ressortir des morceaux de cervelle grise et corrompue qui maculèrent le mur
et ses faïences autrefois blanches dans un bruit rappelant celui que ferait une
pastèque pourrie s’écrasant au sol, avant que son arme même ne heurte la paroi,
fendillant les carreaux. Elle évitait toujours de tirer, préférant ne pas
faire de bruit.
La chose
s’effondra mollement sur le siège des toilettes et Reiko, extirpant le manche
de la Winchester de cette gangue infecte, essuya l’arme sur les hardes qui
couvraient encore le mort.
« Putain de
saloperie, » souffla-t-elle entre ses dents.
Elle se retourna
d’un coup, alertée par un bruit de course au-dehors, et sortit rapidement des
toilettes. Elle aperçut Happy qui s’élançait vers la boutique dans laquelle
Nick venait de s’engouffrer.
« C’est pas
vrai ! Qu’est-ce qu’ils foutent ! » grogna-t-elle avant de
courir les rejoindre.
Happy était arc-boutée
contre la porte de la supérette, regardant Nick qui cherchait de quoi la
bloquer, et se retourna à l’appel de Reiko qui tentait d’ouvrir. Elle lui fit
place et referma derrière elle, plaçant une chaise contre la poignée. Ils
venaient juste de quitter la citerne et l’odeur de gasoil de leurs vêtements
trempés était si forte que Reiko ne pouvait pas sentir si des créatures se
terraient dans la boutique.
« Vous êtes
dingues ou quoi !?! Je vous ai dit de m’attendre avant de sortir !
— Mais on n’en
pouvait plus ! Et puis c’est safe
ici !
— C’est ‘safe’
rien du tout ! Je n’ai pas encore eu le temps de vérifier
l’échoppe ! »
Nick et Happy se
regardèrent, les yeux écarquillés par le doute.
« Où sont
vos masques à gaz ?
— On les a
laissés dans la citerne…
— Dans la
citerne ? Tu veux dire même pas sur le toit ?
— Bin… on les a
jetés en sortant. »
Reiko pensa aux
masques baignant dans le gasoil, désormais inutilisables même si elle les
récupérait. Il devait rester une heure de réserve dedans. Elle haussa les épaules.
« Peu
importe, on n’en est plus là. Vous en avez croisé en venant du camion
jusqu’ici ? Ils vous ont vus ?
— Non, je ne
crois pas, » balbutia Nick en hochant la tête.
Il ne croit pas, se répéta-t-elle,
levant les yeux au ciel intérieurement en fixant le gamin. Il la regardait par
en-dessous, ses grandes prunelles bleues ourlées de longs cils soyeux voilés
par sa frange brune. Elle vit que les bords de ses paupières étaient rougis,
comme s’il avait envie de pleurer, et elle sut qu’il se retenait pour impressionner
Happy : à treize ans on ne chouine plus comme un bébé et il fallait être
un homme. Malgré son humeur elle prit une profonde inspiration et lui sourit
gentiment. Deux petites fossettes apparurent sur les joues du petit, remontant
adorablement ses pommettes lorsqu’il lui rendit son sourire. Il deviendrait un
bel homme : elle se dit que ses parents seraient fiers de lui, puis elle
pensa qu’elle aurait bien aimé avoir un fils comme lui si elle avait eu des
enfants… et un bruit traînant la ramena à la réalité.
Le zombie était
énorme, il se tenait derrière Happy, avançant avec une sorte de claudication,
comme si une de ses jambes était brisée. Il devait faire dans les deux mètres
de haut, et pas loin de cent-trente kilos. Il portait une chemise à carreaux
qui avait dû être dans des tons de bleu mais qui à présent était maculée de
terre, de poussière et de vieux sang séché, sans parler des déchirures croûtées
de moisissure. La décomposition avait abîmé son visage, qui s’affaissait
légèrement sur lui-même, et son crâne au sommet chauve était couronné de
cheveux longs, poisseux et sales, qui descendaient sur son col. C’est lui, c’est le conducteur de la citerne,
pensa Reiko. Il arborait un étrange rictus en regardant le dos frêle et blanc
de Happy et ses longs cheveux lisses et roux. Un rictus dans lequel se mêlaient
l’expectative simple qui animait les zombies : celle d’un bon repas qui,
en addition s’ils n’étaient pas trop gourmands, ramènerait probablement dans
leurs rangs dévastateurs une nouvelle recrue, et autre chose de typiquement
masculin, que Reiko interpréta comme une réminiscence de désir.
« HAPPY !!!! DERRIERE
TOI !!! » hurla Nick.
Happy ne
réfléchit même pas avant de bondir en avant et d’atterrir dans les bras de
Reiko qui, pointant sa Winchester dans la direction du mort-vivant, n’hésita
pas une seconde avant de lui faire exploser la tête. La déflagration se
répercuta contre les parois de la boutique, vitrées jusqu’à mi-hauteur sur la
devanture et un côté, et le bâtiment trembla un instant, tandis que l’immense
corps décapité vacillait, hésitant à continuer sa route alors que les dernières
impulsions électriques que le cerveau non-mort lui avait envoyées
s’éteignaient. Il tomba en tas sur un rayonnage de confiseries, éparpillant au
sol des paquets de bonbons et de bubble-gum.
Reiko plaqua
Happy et Nick contre la porte vitrée. « Tenez la chaise et restez
là ! Je peux vous voir tous les deux, et je vois aussi ce qui arrive
dehors en gardant l’œil sur vous, » leur ordonna-t-elle en reculant vers le comptoir,
devant la paroi de droite, vitrée elle aussi. « S’il n’y a personne
là-dessous vous viendrez vous y planquer en attendant que je scanne le reste de
la boutique, c’est à la fois abrité et stratégique. Avec la détonation
qu’il y a eu, s’il en reste ils vont rappliquer sans tarder. »
Les deux jeunes
la regardèrent défiler entre les rayonnages, passant son pied botté sous le
rebord afin de sentir si des corps s’y cachaient, et éventuellement si c’était
le cas de les appâter pour qu’ils sortent leur tête. Lorsqu’elle atteignit le
comptoir, elle vérifia que personne ne se dissimulait dessous. Elle y trouva un
Luger P08, scotché sous la caisse, s’en saisit et dénicha une boîte de
munitions dans un tiroir. Elle le vérifia, il était entretenu.
« Venez,
c’est bon, » dit-elle aux deux gosses qui tremblaient en leur faisant
signe d’approcher. « Tiens, » dit-elle à Happy en lui glissant le
Parabellum dans la main. « Il est chargé, ça c’est les munitions. Tu vises
bien la tête, entre les deux yeux. A hauteur du nez c’est trop bas, parfois ça
ne suffit pas pour bousiller ce qui reste de leur cervelle. Surtout si tu
loupes, ne panique pas, respire un bon coup et vise de nouveau. Ça va le
faire, ne t’en fais pas. »
Happy regardait
l’arme dans ses mains, ses yeux bleu pâle étaient emplis de larmes et ses
lèvres charnues tremblaient. Happy l’entoura de son bras et déposa un baiser
sur le sommet de son crâne, sur les cheveux roux. Ils restaient soyeux, même
souillés de gasoil. L’étreinte de Reiko dégageait un mélange de puissance et de
sérénité, ce qui sembla apaiser la jeune femme.
« Il faut
qu’on foute le camp d’ici, mais on en a certainement attiré quelques-uns, je
vais vérifier encore cette boutique à la con, puis je vais aller à la
voiture : comme la lunette arrière est brisée, ils risquent de s’y être
engouffrés, il faut que je les vire. Le camion a les roues à plat, on a besoin
de la voiture pour s’enfuir. »
Elle passa la
main sous le menton de Nick et le força à la regarder dans les yeux :
« Tu ne bouges pas d’ici ! Tu restes collé à Happy, et si elle te
demande de sortir tu l’en empêches tant que je ne suis pas revenue vous
chercher : on va pas recommencer les mêmes conneries qu’avec la citerne,
il faut qu’on parte d’ici ! Tu as compris cette fois ? »
Il la regarda
craintivement et fit oui de la tête, déglutissant péniblement alors qu’il
passait son bras autour de la taille de Happy qui ne protesta pas.
« Ne vous
séparez pas, ne vous éloignez pas : à partir de maintenant vous ne faites
qu’un ! Jusqu’à ce que je revienne vous chercher, vous êtes une créature
siamoise ! »
Ils hochèrent la
tête de concert. Elle plongea de nouveau tour à tour son regard dans leurs yeux
effarés puis recommença à faire le tour de la boutique tout en jetant un œil
dehors. Il lui sembla percevoir du mouvement autour de la Ford. Elle vérifia
que la Winchester était rechargée. Elle s’acquittait si machinalement de ce
genre de tâche que parfois elle ne se rappelait pas l’avoir effectuée. Il y
avait une petite porte qui donnait de l’arrière de la boutique sous une sorte
de préau qui longeait le champ, elle était fermée et paraissait assez
résistante. Elle la consolida en plaquant un rayonnage vide en travers de
l’ouverture. Il y avait une batte de base-ball appuyée contre le mur, elle s’en
saisit puis, après avoir inspecté tous les recoins du petit magasin, retourna
vers les gosses et la confia à Nick. « Au cas où, si le Luger s’enraye.
Mais méfie-toi si tu t’approches trop près, ne les laisse pas t’attraper :
frappe de toutes tes forces… Imagine que tu es Hulk. Il faut que le crâne
éclate bien : la cervelle doit être absolument détruite, réduite en
bouillie, et tomber sur le sol. »
Il la dévisagea.
Elle déposa un baiser sur ses cheveux bruns courts, légers et doux comme du
duvet, embrassa Happy sur le front et se dirigea vers la porte vitrée. Au
dernier moment elle se retourna et pointa un doigt vers eux :
« N’oubliez pas, assurez-vous qu’ils soient bien morts : une fois
qu’ils sont au sol, approchez-vous en les gardant en joue et videz bien leur crâne.
Happy, cale la porte derrière moi. Á tout à l’heure. »
Happy se
précipita pour bloquer la porte puis rejoignit Nick derrière le comptoir.
Dehors il faisait encore nuit, il pouvait être minuit passé, et la chaussée
humide luisait sous les néons moribonds de la station-service. Ils regardèrent
Reiko qui se dirigeait vers la Mustang, toujours avec cette façon bizarre de
tourner doucement sur elle-même en pointant son fusil tandis qu’elle avançait.
Ils choisirent de se recroqueviller l’un contre l’autre sous le comptoir :
de cette manière ils pouvaient voir la paroi vitrée qui se trouvait derrière la
caisse et repérer d’éventuels assaillants. Avec un vieux rétroviseur et de la
bande adhésive qu’ils avaient dégottés dans les tiroirs, ils bricolèrent un
périscope de fortune qui leur permettait de surveiller l’entrée de la boutique
sans sortir de leur cachette.
*
Reiko aperçut un
pied qui dépassait de l’une des pompes à essence. « Connard, j’ai bien
fait de faire le plein avant, » cracha-t-elle en pensant au mort-vivant
qui l’attendait là. Ils attaquaient rarement de front lorsqu’ils étaient seuls,
à moins d’être à une distance très faible de la victime. Elle contourna le
distributeur de carburant et, sans surprise, se trouva face à une créature
décomposée qui avait probablement connu des jours meilleurs. Ils faisaient
moins peur comme ça, quand ils n’avaient presque plus rien sur eux des
personnes qu’ils étaient par le passé, quand ils n’avaient pratiquement plus
rien d’humain. Et puis aussi, plus ils étaient putréfiés, plus leurs os et
leurs chairs se rompaient aisément. Elle tourna son fusil et brandit la crosse
au-dessus d’elle.
« Raaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhragh »
Reiko sentit ses genoux, ses coudes, ses côtes et le côté droit de son
visage heurter le bitume lorsqu’elle se trouva plaquée au sol. Elle lâcha prise
sous l’effet de la douleur et la Winchester glissa sous la Ford à quelques
centimètres d’elle. Ses yeux rencontrèrent les pieds décharnés du cadavre. Elle
sentait un poids sur ses jambes et sur son dos, des mains qui la martelaient et
qui la griffaient, quelque chose qui essayait de briser sa cage thoracique.
à suivre...
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