Ce samedi-là, il
avait fait particulièrement chaud, et une touffeur humide enveloppait de
brouillard le soleil couchant tandis que Billy, tout pimpant, me saluait avant
de se mettre au volant de la Buick rouge pour aller chercher Suzanne, comme
d’habitude. Cette nuit-là, il n’y eut pas d’orage, mais le temps était
terriblement lourd et étrange, comme avant une tornade, et, contrairement aux
autres week-ends, je ne fermai pas l’œil, me tournant et me retournant dans mon
lit en attendant l’heure d’aller accueillir Billy au garage. J’entendais le
chant des bêtes nocturnes, et le bruissement de la brise dans les champs de blé
derrière chez nous.
Autour de
minuit, le Docteur Parrish, qui avait un cabinet en ville mais habitait la
ferme adjacente avec sa femme, ses deux filles, ses trois fils et sa
belle-mère, vint frapper à la porte et demanda à mon père s’il pouvait le
conduire à l’hôpital, à Blue Springs : il y avait une urgence concernant
quelqu’un de chez nous et sa voiture était en réparation chez les Crudup. Je les
entendais parler, en bas. Mon père accompagna le docteur et ma mère vint
vérifier que je dormais bien - je fis semblant - puis elle passa voir mon
frère, Vince, dans sa chambre, avant de retourner se mettre au lit en attendant
le retour de mon père.
Vers trois
heures du matin, je m’éclipsai comme à l’accoutumée pour attendre l’arrivée de
Billy et l’aider à se coucher, avide que j’étais de profiter du moindre instant
en sa présence. J’attendis, cachée derrière les buissons derrière la
station-service. Il était en retard. J’attendis encore, puis encore, puis
encore. Un peu avant six heures, je décidai de rentrer chez moi sans quoi mon
petit manège risquait d’être découvert.
Je me glissai
dans ma chambre par la fenêtre ouverte après avoir grimpé le long du poteau de
la véranda, recouvert des restes bien utiles d’un rosier grimpant, et me mis au
lit, un peu inquiète que Billy ne soit pas encore arrivé.
Le jour
commençait à poindre lorsque j’entendis ma mère pousser un gémissement :
mon père venait de rentrer de l’hôpital avec le docteur et apportait
apparemment de mauvaises nouvelles.
Ce ne fut pas
avant le petit-déjeuner que je surpris une conversation téléphonique entre ma
mère et l’une de ses voisines : Billy LaFleur n’était pas rentré cette
nuit-là. Et si Billy LaFleur n’était pas rentré, c’était parce que Billy
LaFleur était mort.
La nouvelle me
tomba dessus comme un couperet et je renversai mon bol de céréales avant de
sombrer dans une sorte de mutisme dont je ne sortis que plusieurs heures plus
tard devant les suppliques de mes parents et de mon frère.
L’après-midi
même, nous allâmes rendre visite aux Crudup, qui étaient de bons amis, pour
tenter d’alléger leur douleur d’avoir perdu celui qui était devenu comme un
fils pour eux. J’évoluai comme un automate, pendue tour à tour à la main de ma
mère, puis de mon père, tandis qu’à mes oreilles parvint comme de très loin une
histoire, contée par Minnie Crudup : une histoire terrible qui parlait de
Billy LaFleur, de la décapotable rouge, et d’un camion. Un camion qui roulait
un peu trop vite, un peu trop à gauche. Billy qui conduisait un peu trop vite
lui aussi, et qui avait un peu trop bu. La Buick était passée sous le camion et
la tête de Billy avait été emportée par le capot, littéralement tranchée.
La jeune Suzanne
McNally n’avait rien eu : elle venait de plaquer Billy pour le fils des
Clifford, un futur notaire, et était rentrée avec lui.
Je m’effondrai
en pleurs sur les genoux de ma mère, telle une fleur de lys fanée dans ma robe
blanche du dimanche.
On me raccompagna
à la maison et on me prépara du lait chaud, auquel on ajouta un peu de thé pour
une fois, avec des cookies que je partageai avec mon frère avant de m’assoupir
dans le salon devant Les aventures de Jim Bowie.
Ce soir-là, nous
nous couchâmes tôt. Ma mère vint plusieurs fois dans la nuit s’assurer que je
dormais bien, et le crut puisque je feignais le sommeil chaque fois qu’elle
entrait. En vérité, je ne pouvais dormir et pensais à Billy, à ses yeux bleus
rieurs qui ne s’ouvriraient plus, à son sourire plein de charme à jamais
scellé. Je le revoyais se préparer pour ses sorties, son rituel minutieux, ou
encore lorsqu’il réparait les voitures, plongé dans les moteurs, et je le revis
la première fois, lorsqu’il avait posé le pied sur le bas-côté de la route,
notre route, pour venir s’établir chez nous, à Lone Jack, Missouri.
Il avait eu une
mort horrible, il ne le méritait pas. Billy LaFleur avait vingt-trois ans et il
était mort. Il avait fini comme James Dean et Jayne Mansfield, fauché en pleine
gloire : pour lui, la gloire c’était sa jeunesse et sa beauté et une vie
simple et agréable dans notre petit patelin. Et là, c’était fini.
Il fallait que
je le voie, une dernière fois.
Nous allions sur
le lundi, et Billy devait être enterré le mercredi. En attendant, on avait
laissé son corps dans l’arrière-salle de l’église où il devait être préparé et
mis en bière.
La journée du
lundi se passa normalement, à ceci près que Billy n’était plus là. Après
l’école, j’allais tout de même chez les Crudup pour faire les pare-brise des
quelques clients : je ne pouvais pas les abandonner moi aussi. Le vieux
Crudup regardait l’horizon, debout sur le bas-côté de la route, sa silhouette
se découpant sur le ciel d’azur comme celle d’un Père Noël triste en bleu de
travail. Il fixait un point, au loin, comme s’il espérait que la Chevy 210
allait de nouveau venir stopper devant chez lui et que Billy LaFleur en
descendrait avec son baluchon, comme la première fois.
J’avais une
grosse boule dans la gorge et je restais auprès de Minnie, dans le petit
magasin, à l’écouter renifler derrière son comptoir. Je ne pouvais me résoudre
à aller m’asseoir près des pompes et regarder vers le garage, où un pick-up
délaissé semblait faire béer désespérément son capot dans l’attente que le jeune
mécano vienne s’y pencher pour le réparer.
Nous ressentions
tous un vide immense, en même temps qu’un énorme poids semblait peser sur nos
épaules.
Même Suzanne
McNally était venue nous voir à la station. Elle se sentait un peu responsable
de l’accident, même si c’était surtout une question de malchance. Elle qui
n’avait jamais fait cas de moi me serra même dans ses bras en pleurant, comme
si j’étais une sorte de vestige de Billy auquel elle aurait demandé pardon de
l’avoir largué juste ce jour-là.
Le shérif du
comté de Jackson avait envoyé une de ses équipes enquêter sur l’accident, mais
il n’y avait rien à dire de plus. Le chauffeur du camion fatal avait été
grièvement blessé et se trouvait à l’hôpital de Blue Springs.
Ayant terminé
mes heures à la station-service, je rentrai chez moi et, bon an, mal an, fis
croire à ma famille que j’allais mieux et nous dinâmes presque normalement.
Vince et moi-même allions toujours au lit de bonne heure dans la semaine, à
cause de l’école. Mon frère allait déjà au collège, il avait quatorze ans, et
comme le collège se trouvait un peu loin de chez nous, mes parents lui avaient
offert un beau vélo. Il s’y rendait tous les matins avec ses quelques copains,
et l’après-midi ils trainaient parfois un peu avant de rentrer.
Ce soir-là,
après que nous nous soyons couchés, je décidai de faire le mur une fois de
plus, d’emprunter le vélo de Vic, et de me rendre à l’église pour essayer de
voir Billy avant qu’on ne l’enterre.
Peu après minuit
- c’était généralement devenu mon heure rituelle pour les escapades car mes
parents semblaient dormir plus profondément entre minuit et trois heures - je
sortis donc par la fenêtre, me laissai glisser le long du pilier de la véranda
et pris le vélo de mon frère, que je fis rouler jusqu’à la route le plus
silencieusement possible avant de l’enfourcher, prenant la direction de Main
Street. Le vélo n’était pas conçu pour une fillette de dix ans mais j’avais de
grandes jambes, je dépassais d’ailleurs d’une bonne tête les autres gosses de
mon âge.
La nuit était
claire et sentait bon l’été, ç’aurait pu être une nuit de rêve si je n’avais
pas perdu mon meilleur ami, le seul... celui que j’aimais.
Je mis une
dizaine de minutes pour arriver en ville. Le plus dur allait être de pénétrer
dans le local à l’arrière de l’église et de trouver Billy, en espérant qu’il
n’y ait pas là d’autres morts sur lesquels je pourrais tomber, et encore moins
de gardien ou de chien qui veillerait sur les lieux. Je savais que le Révérend
n’y dormait pas, il habitait à quelques maisons de là. J’avais une trouille de
tous les diables, je repensais aux histoires effrayantes que j’avais lues dans
les Strange Tales de Vince et au film Bride of the Monster que
nous étions allés voir au cinéma à l’insu de nos parents.
On peut dire que
j’eus de la chance ce soir-là : je trouvai une petite porte qui donnait à
l’arrière de l’église et qui n’était pas verrouillée, je n’eus qu’à me faufiler
à l’intérieur et à retrouver le petit salon dans lequel était exposé le corps
de Billy. C’était d’ailleurs le seul qui attendait pour être inhumé ce mois-là,
il n’y avait pas eu d’autres décès dans la ville.
Le cadavre était
étendu sur une sorte de table, contre le mur du fond, recouvert d’un drap. Il
n’avait pas encore été préparé pour l’enterrement. Comme je l’ai dit, il
faisait chaud ces jours-ci, et, bien que le bâtiment religieux soit
relativement frais, une odeur de putréfaction - heureusement encore légère -
flottait dans la pièce, mêlant des relents de viande avariée et de fruits
pourris. Je m’avançai malgré tout, avec dans le cœur je ne sais quel fol espoir
et une peur poignante. J’étais à deux doigts de toucher la table sur laquelle
il reposait, je pris une profonde inspiration et soulevai doucement un pan du
drap qui le dissimulait.
Le corps nu de Billy avait pris une teinte grisâtre, il était encore
raide bien que l’autolyse ait commencé : on voyait déjà que la texture de
la peau n’était plus la même. Le légiste de l’hôpital avait fait un assez beau
travail en l’embaumant en catastrophe avant de nous le rendre : la
cicatrice en Y était nette et fine, et il avait recousu la tête de Billy sur
son corps, si bien qu’hormis cette délimitation soulignée de fil, on aurait pu
croire qu’il n’avait jamais eu ce terrible accident. Il avait certainement eu
une grande quantité d’alcool dans le sang qui l’avait empêché de percevoir
toute l’horreur de la situation quand c’était arrivé, car ses traits étaient
détendus quoique figés. Sa beauté lui était malgré tout restée jusque dans la
mort, mais son expression était plus dure, moins insouciante. C’était Billy,
mais un Billy qui avait vu de terribles secrets : ceux de la vie et de la
mort.
à suivre...
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