dimanche 15 février 2015

Chapitre II : 1957 (partie 2)


Ce samedi-là, il avait fait particulièrement chaud, et une touffeur humide enveloppait de brouillard le soleil couchant tandis que Billy, tout pimpant, me saluait avant de se mettre au volant de la Buick rouge pour aller chercher Suzanne, comme d’habitude. Cette nuit-là, il n’y eut pas d’orage, mais le temps était terriblement lourd et étrange, comme avant une tornade, et, contrairement aux autres week-ends, je ne fermai pas l’œil, me tournant et me retournant dans mon lit en attendant l’heure d’aller accueillir Billy au garage. J’entendais le chant des bêtes nocturnes, et le bruissement de la brise dans les champs de blé derrière chez nous.
Autour de minuit, le Docteur Parrish, qui avait un cabinet en ville mais habitait la ferme adjacente avec sa femme, ses deux filles, ses trois fils et sa belle-mère, vint frapper à la porte et demanda à mon père s’il pouvait le conduire à l’hôpital, à Blue Springs : il y avait une urgence concernant quelqu’un de chez nous et sa voiture était en réparation chez les Crudup. Je les entendais parler, en bas. Mon père accompagna le docteur et ma mère vint vérifier que je dormais bien - je fis semblant - puis elle passa voir mon frère, Vince, dans sa chambre, avant de retourner se mettre au lit en attendant le retour de mon père.
Vers trois heures du matin, je m’éclipsai comme à l’accoutumée pour attendre l’arrivée de Billy et l’aider à se coucher, avide que j’étais de profiter du moindre instant en sa présence. J’attendis, cachée derrière les buissons derrière la station-service. Il était en retard. J’attendis encore, puis encore, puis encore. Un peu avant six heures, je décidai de rentrer chez moi sans quoi mon petit manège risquait d’être découvert.
Je me glissai dans ma chambre par la fenêtre ouverte après avoir grimpé le long du poteau de la véranda, recouvert des restes bien utiles d’un rosier grimpant, et me mis au lit, un peu inquiète que Billy ne soit pas encore arrivé.
Le jour commençait à poindre lorsque j’entendis ma mère pousser un gémissement : mon père venait de rentrer de l’hôpital avec le docteur et apportait apparemment de mauvaises nouvelles.
Ce ne fut pas avant le petit-déjeuner que je surpris une conversation téléphonique entre ma mère et l’une de ses voisines : Billy LaFleur n’était pas rentré cette nuit-là. Et si Billy LaFleur n’était pas rentré, c’était parce que Billy LaFleur était mort.
La nouvelle me tomba dessus comme un couperet et je renversai mon bol de céréales avant de sombrer dans une sorte de mutisme dont je ne sortis que plusieurs heures plus tard devant les suppliques de mes parents et de mon frère.
L’après-midi même, nous allâmes rendre visite aux Crudup, qui étaient de bons amis, pour tenter d’alléger leur douleur d’avoir perdu celui qui était devenu comme un fils pour eux. J’évoluai comme un automate, pendue tour à tour à la main de ma mère, puis de mon père, tandis qu’à mes oreilles parvint comme de très loin une histoire, contée par Minnie Crudup : une histoire terrible qui parlait de Billy LaFleur, de la décapotable rouge, et d’un camion. Un camion qui roulait un peu trop vite, un peu trop à gauche. Billy qui conduisait un peu trop vite lui aussi, et qui avait un peu trop bu. La Buick était passée sous le camion et la tête de Billy avait été emportée par le capot, littéralement tranchée.
La jeune Suzanne McNally n’avait rien eu : elle venait de plaquer Billy pour le fils des Clifford, un futur notaire, et était rentrée avec lui.
Je m’effondrai en pleurs sur les genoux de ma mère, telle une fleur de lys fanée dans ma robe blanche du dimanche.
On me raccompagna à la maison et on me prépara du lait chaud, auquel on ajouta un peu de thé pour une fois, avec des cookies que je partageai avec mon frère avant de m’assoupir dans le salon devant Les aventures de Jim Bowie.
Ce soir-là, nous nous couchâmes tôt. Ma mère vint plusieurs fois dans la nuit s’assurer que je dormais bien, et le crut puisque je feignais le sommeil chaque fois qu’elle entrait. En vérité, je ne pouvais dormir et pensais à Billy, à ses yeux bleus rieurs qui ne s’ouvriraient plus, à son sourire plein de charme à jamais scellé. Je le revoyais se préparer pour ses sorties, son rituel minutieux, ou encore lorsqu’il réparait les voitures, plongé dans les moteurs, et je le revis la première fois, lorsqu’il avait posé le pied sur le bas-côté de la route, notre route, pour venir s’établir chez nous, à Lone Jack, Missouri.
Il avait eu une mort horrible, il ne le méritait pas. Billy LaFleur avait vingt-trois ans et il était mort. Il avait fini comme James Dean et Jayne Mansfield, fauché en pleine gloire : pour lui, la gloire c’était sa jeunesse et sa beauté et une vie simple et agréable dans notre petit patelin. Et là, c’était fini.
Il fallait que je le voie, une dernière fois.
Nous allions sur le lundi, et Billy devait être enterré le mercredi. En attendant, on avait laissé son corps dans l’arrière-salle de l’église où il devait être préparé et mis en bière.
La journée du lundi se passa normalement, à ceci près que Billy n’était plus là. Après l’école, j’allais tout de même chez les Crudup pour faire les pare-brise des quelques clients : je ne pouvais pas les abandonner moi aussi. Le vieux Crudup regardait l’horizon, debout sur le bas-côté de la route, sa silhouette se découpant sur le ciel d’azur comme celle d’un Père Noël triste en bleu de travail. Il fixait un point, au loin, comme s’il espérait que la Chevy 210 allait de nouveau venir stopper devant chez lui et que Billy LaFleur en descendrait avec son baluchon, comme la première fois.
J’avais une grosse boule dans la gorge et je restais auprès de Minnie, dans le petit magasin, à l’écouter renifler derrière son comptoir. Je ne pouvais me résoudre à aller m’asseoir près des pompes et regarder vers le garage, où un pick-up délaissé semblait faire béer désespérément son capot dans l’attente que le jeune mécano vienne s’y pencher pour le réparer.
Nous ressentions tous un vide immense, en même temps qu’un énorme poids semblait peser sur nos épaules.
Même Suzanne McNally était venue nous voir à la station. Elle se sentait un peu responsable de l’accident, même si c’était surtout une question de malchance. Elle qui n’avait jamais fait cas de moi me serra même dans ses bras en pleurant, comme si j’étais une sorte de vestige de Billy auquel elle aurait demandé pardon de l’avoir largué juste ce jour-là.
Le shérif du comté de Jackson avait envoyé une de ses équipes enquêter sur l’accident, mais il n’y avait rien à dire de plus. Le chauffeur du camion fatal avait été grièvement blessé et se trouvait à l’hôpital de Blue Springs.
Ayant terminé mes heures à la station-service, je rentrai chez moi et, bon an, mal an, fis croire à ma famille que j’allais mieux et nous dinâmes presque normalement. Vince et moi-même allions toujours au lit de bonne heure dans la semaine, à cause de l’école. Mon frère allait déjà au collège, il avait quatorze ans, et comme le collège se trouvait un peu loin de chez nous, mes parents lui avaient offert un beau vélo. Il s’y rendait tous les matins avec ses quelques copains, et l’après-midi ils trainaient parfois un peu avant de rentrer.
Ce soir-là, après que nous nous soyons couchés, je décidai de faire le mur une fois de plus, d’emprunter le vélo de Vic, et de me rendre à l’église pour essayer de voir Billy avant qu’on ne l’enterre.
Peu après minuit - c’était généralement devenu mon heure rituelle pour les escapades car mes parents semblaient dormir plus profondément entre minuit et trois heures - je sortis donc par la fenêtre, me laissai glisser le long du pilier de la véranda et pris le vélo de mon frère, que je fis rouler jusqu’à la route le plus silencieusement possible avant de l’enfourcher, prenant la direction de Main Street. Le vélo n’était pas conçu pour une fillette de dix ans mais j’avais de grandes jambes, je dépassais d’ailleurs d’une bonne tête les autres gosses de mon âge.
La nuit était claire et sentait bon l’été, ç’aurait pu être une nuit de rêve si je n’avais pas perdu mon meilleur ami, le seul... celui que j’aimais.
Je mis une dizaine de minutes pour arriver en ville. Le plus dur allait être de pénétrer dans le local à l’arrière de l’église et de trouver Billy, en espérant qu’il n’y ait pas là d’autres morts sur lesquels je pourrais tomber, et encore moins de gardien ou de chien qui veillerait sur les lieux. Je savais que le Révérend n’y dormait pas, il habitait à quelques maisons de là. J’avais une trouille de tous les diables, je repensais aux histoires effrayantes que j’avais lues dans les Strange Tales de Vince et au film Bride of the Monster que nous étions allés voir au cinéma à l’insu de nos parents.
On peut dire que j’eus de la chance ce soir-là : je trouvai une petite porte qui donnait à l’arrière de l’église et qui n’était pas verrouillée, je n’eus qu’à me faufiler à l’intérieur et à retrouver le petit salon dans lequel était exposé le corps de Billy. C’était d’ailleurs le seul qui attendait pour être inhumé ce mois-là, il n’y avait pas eu d’autres décès dans la ville.
Le cadavre était étendu sur une sorte de table, contre le mur du fond, recouvert d’un drap. Il n’avait pas encore été préparé pour l’enterrement. Comme je l’ai dit, il faisait chaud ces jours-ci, et, bien que le bâtiment religieux soit relativement frais, une odeur de putréfaction - heureusement encore légère - flottait dans la pièce, mêlant des relents de viande avariée et de fruits pourris. Je m’avançai malgré tout, avec dans le cœur je ne sais quel fol espoir et une peur poignante. J’étais à deux doigts de toucher la table sur laquelle il reposait, je pris une profonde inspiration et soulevai doucement un pan du drap qui le dissimulait.
Le corps nu de Billy avait pris une teinte grisâtre, il était encore raide bien que l’autolyse ait commencé : on voyait déjà que la texture de la peau n’était plus la même. Le légiste de l’hôpital avait fait un assez beau travail en l’embaumant en catastrophe avant de nous le rendre : la cicatrice en Y était nette et fine, et il avait recousu la tête de Billy sur son corps, si bien qu’hormis cette délimitation soulignée de fil, on aurait pu croire qu’il n’avait jamais eu ce terrible accident. Il avait certainement eu une grande quantité d’alcool dans le sang qui l’avait empêché de percevoir toute l’horreur de la situation quand c’était arrivé, car ses traits étaient détendus quoique figés. Sa beauté lui était malgré tout restée jusque dans la mort, mais son expression était plus dure, moins insouciante. C’était Billy, mais un Billy qui avait vu de terribles secrets : ceux de la vie et de la mort.
 

à suivre...

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