mardi 17 février 2015

Chapitre III : 2007 (partie 1)*


Oh, a storm is threat'ning, my very life today. If I don't get some shelter, oh yeah, I'm gonna fade away. Doug regarda par-dessus son épaule : on était en novembre et le soleil déclinait rapidement. Il cessa de laisser son esprit vagabonder au gré de vieux morceaux des Stones, coupa la chique à Mick Jagger, et appuya plus fort sur l’accélérateur.
La Dodge Charger avait encore de beaux restes, et il fendit la campagne à toute allure sans même avoir le temps de profiter du paysage d’automne, ne prêtant même pas attention au vrombissement du HEMI.
Il n’avait d’ailleurs plus profité d’aucun coucher de soleil depuis des mois, et il pensait bien ne plus le faire jamais.

Les dernières lueurs du jour s’éteignaient lorsqu’il arrêta le véhicule dans l’allée du garage.
Il courut basculer la porte : il avait renoncé à une fermeture électrique, de peur qu’une panne de courant ne la bloque en position ouverte, exposant ainsi la maison à tous les dangers. C’était arrivé une fois, au tout début. Heureusement, à cette époque il était seul et s’en était sorti. Á présent, il ne pouvait laisser cela se reproduire. Il rentra la Charger ’69 sans perdre de temps et rebascula aussitôt le lourd panneau métallique qu’il verrouilla avant de faire un premier tour de vérification de ce qu’il nommait son « sas de sécurité ».
Autant ils étaient bruyants lorsqu’ils étaient nombreux, autant lorsqu’ils étaient seuls, ils pouvaient se faufiler partout sans qu’on les entende ni ne les voie, et attendre l’instant propice.
Doug fit le tour du garage, sans oublier de regarder sous les étagères, sous l’établi et sous son véhicule. Il vérifia également la banquette arrière – bien que la voiture soit un coupé et qu’il eût été difficile pour les zombies de s’y faufiler – et le coffre. Rien à signaler. Il retourna donc placer les cales de bois contre le battant du garage : cela aurait pris trop de temps de les enlever s’il avait mis la main sur un intrus qu’il aurait dû évacuer, mais maintenant, il pouvait barricader solidement l’issue pour la nuit.

Il déverrouilla la porte de la cuisine, entra, et la referma soigneusement derrière lui.
Terry était assis à table et faisait ses devoirs. Il n’y avait plus d’école depuis plusieurs semaines déjà, mais Terry continuait à faire ses devoirs. Internet était une mine d’or pour un gamin curieux, et il était avide de connaissance. Tant qu’ils auraient de l’électricité, une connexion, et des bouquins, Doug savait que le petit étudierait. Certes, un jour ces sites web à l’abandon et leur contenu seraient obsolètes, leurs serveurs déconnectés, mais pour le moment, ils servaient.
« Papa ! » s’écria le garçonnet lorsqu’il le vit, lui sautant dans les bras. Il se serra contre le grand homme, enfouissant son nez dans la fourrure qui doublait le col et le blouson d’aviateur, inhalant cette odeur de cuir caractéristique, rassurante.
Doug n’était pas le père biologique de Terry, mais, alors qu’il n’y avait déjà plus personne, c’est lui qui l’avait secouru, dans cette affreuse nuit. Il avait trouvé refuge dans une caravane, depuis le jour terrible où les gens avaient commencé à changer, et il y vivait tant bien que mal lorsque les choses l’avaient attaqué. C’est là que pour la première fois, soulevé dans les bras puissants, il avait senti cette odeur de daim et enfoui son petit nez dans le col de fourrure pour ne plus respirer la puanteur qui avait envahi la ville. Secoué par le rythme rapide des pas de Doug qui courait, il avait oublié les créatures qui avaient failli s’emparer de lui. Depuis lors, chaque fois qu’il se jetait à son cou, il se souvenait. Et comme il n’y avait plus personne et qu’il tenait à son sauveur autant qu’à un père, il l’appelait ‘papa’.

Après avoir salué le petit, Doug fit le tour de l’habitation : il vit avec plaisir que Terry avait bien intégré ses recommandations. Les volets étaient fermés, les panneaux de bois consolidés par des planches et les plaques de métal insérées entre le bois et les vitres. Avec ces aménagements, le bruit ne filtrait presque plus depuis la rue, et dans le silence cotonneux qui régnait au cœur de la maison lorsqu’ils parvenaient à dormir, tout bruit d’intrusion faisait l’effet d’un avion passant le mur du son : ils étaient ainsi facilement alertés, d’autant que Douglas avait semé des pièges un peu partout, qui produisaient un bruit d’enfer lorsqu’ils étaient actionnés.

Ils dînèrent assez joyeusement, heureux de s’être trouvés et d’avoir pu demeurer ensemble au sein de ce maelström qui avait tout emporté de leurs vies. Terry était resté enfermé toute la journée : les jours où Doug allait les approvisionner, il avait interdiction de sortir, mais cela ne semblait pas l’affecter outre-mesure. Les choses émergeaient majoritairement la nuit, mais il arrivait que certaines, tenaillées par la faim, s’aventurent dehors en plein jour, et Doug ne voulait pas faire prendre de risques à son protégé.
Trouver de quoi manger, se laver, réparer ce qui devait l’être et autres nécessités de la vie quotidienne n’était pas un problème : les magasins avaient été laissés à l’abandon et il n’y avait qu’à entrer pour se servir, en gardant toujours un œil sur les recoins sombres et sous les étalages où les morts-vivants se terraient parfois. Prévoyant, Doug avait d’abord visité les supermarchés, les stations essence et les commerces des villes voisines, en commençant par les plus reculées, car il voulait ménager un périmètre de sécurité où l’approvisionnement serait aisé, même pour Terry seul au cas où il devrait aller faire les courses à vélo s’il s’avérait que lui-même était retenu pour une raison ou une autre et n’arrivait pas à rentrer de quelques jours.
Tous deux évoquaient souvent le sujet, et Doug échafaudait toujours les scénarios les plus catastrophiques afin de préparer le gamin à toute éventualité. Le petit était débrouillard malgré son très jeune âge – Doug s’amusait parfois à se dire qu’il était la réincarnation de Léonard de Vinci –, possédant de solides rudiments de mécanique, capable de cuisiner et d’effectuer beaucoup de tâches ordinairement prises en charge par les adultes. Du haut de ses neuf ans, il avait même appris, avec Doug, à conduire une voiture, dans ce même but de pouvoir être autonome le plus longtemps possible si le pire se produisait.

Terry regardait un dvd à la télévision – les programmes normaux ne leur parvenaient plus depuis quelques mois déjà, comme ceux de la radio, mais ils conservaient scrupuleusement tout en état de marche – et Doug était dans la cuisine, aiguisant machinalement la meurtrière lame de son glaive. Celui-ci n’en avait guère besoin, mais il n’était pas un dieu, ni même un roi légendaire et, bien que l’épée l’ait suivi depuis tous ces siècles au lieu de rester auprès de son possesseur initial, il préférait l’entretenir car seule sa propre force physique, qui croissait et décroissait avec le soleil, lui permettait de rendre la lame plus efficace que celle d’un glaive lambda. Mieux elle tranchait, mieux c’était.
Ils étaient donc tous deux affairés lorsque le téléphone sonna. Doug décrocha.
« Aaaallllllô ? Jjjjjiiiimmm ? Jaaaaaaaaames… comment vas-tu, Jaaaaaaaames ? »
Il raccrocha aussitôt haineusement, se retenant de briser le combiné contre son support mural. Il veillait à chaque instant à ne laisser libre cours à aucune de ses pulsions, à n’avoir aucune réaction irréfléchie qui pourrait porter à conséquence : dans leur situation actuelle, il ne pouvait pas se permettre de détruire quoi que ce soit qui puisse leur être utile, surtout pas les moyens de contact avec l’extérieur. Il n’y croyait plus vraiment, mais il pouvait toujours y avoir d’autres survivants comme eux, qui un jour essaieraient peut-être de les joindre. Il veillait donc aux connexions de toutes sortes, y compris celles des téléphones portables avec le chargement de leurs batteries, et celles des téléphones fixes.
« C’était-elle ? » demanda Terry, anxieux.
Doug hocha la tête en signe d’assentiment, un feu étrange brûlait dans ses yeux bruns. Oui, c’était elle. Lisa. Lisa était sa petite amie, autrefois. Elle le surnommait Jim parce qu’avec son blouson, son allure dégingandée et ses boucles châtain, il ressemblait à Jim Morrison.
Mais à présent, Lisa n’était plus Lisa, elle était l’une d’entre eux. Et chaque soir, à la même heure, elle téléphonait. C’était cette même heure à laquelle elle l’appelait lorsqu’elle était ‘vivante’. Et chaque soir qui passait, il pouvait sentir combien le son de sa voix s’était dégradé : de plus en plus, le ton haut-perché et enjoué se transformait en un chuintement rauque, faisant écho à la décomposition de ses organes, ses poumons, sa trachée. Lorsqu’elle prononçait son nom, de l’autre côté de la ligne, il avait l’impression d’assister au délabrement de son cadavre, de voir les chairs putréfiées s’effondrer sur elles-mêmes. Il pensa un instant à son corps autrefois pur, sa peau pâle, satinée, à ses longs cheveux lisses d’un roux très clair, à son sourire tendre. Il serra la poignée du glaive entre ses doigts.

[* ce chapitre, intitulé 2007, est paru précédemment sous forme de nouvelle sous le titre 'Gimme Shelter' dans l'anthologie Les Mondes de Masterton dirigée par Marc Bailly aux éditions Rivière Blanche en 2012]

à suivre...

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