C’était en plein
Summer of Love.
Il s’en
souvenait parce que ça l’emmerdait un peu.
Par moments ça
lui revenait, ces conneries de hippies qui voulaient changer le monde.
Et finalement,
le monde avait changé… mais pas comme on l’espérait.
D’où ça venait
ce truc ? Il n’avait jamais su.
Il s’en foutait
maintenant.
Il n’arrivait
pas à tout se remémorer, mais il gardait à l’esprit que ç’avait été horrible.
C’était après un
concert des Doors au Filmore, au mois de juin.
Le 10 juin,
c’était.
Le concert avait
été génial. Il adorait les Doors.
Morrison au
moins, c’était pas un con. Il vous poussait à réfléchir. Même si vous ne
pensiez pas comme lui, il titillait votre curiosité et votre intelligence. Il
vous ouvrait l’esprit.
Enfin, pour ceux
qui écoutaient.
On ne parlait
pas trop des zombies pour le moment. Il y avait bien eu des cas isolés qu’on
avait répertoriés çà et là, mais lui n’y croyait pas tellement. Il se disait
que c’étaient des conneries inventées par les politicards pour manipuler les
foules une fois de plus.
Après le
concert, il avait pris sa voiture pour retourner chez lui, à Palo Alto. Des
amis lui avaient proposé de l’héberger, mais il avait décliné
l’invitation : il aimait rouler. Ça lui procurait une sensation de
liberté.
Il n’allait pas
trop vite, et avait rabattu le toit de sa T-Bird convertible orange, laissant
le vent lui souffler dans les cheveux, respirant l’air de la nuit.
Il avait longé
la côte et, à mi-chemin, une quinzaine de miles au sud de Frisco, il s’était
arrêté pour admirer l’océan luisant dans la nuit.
Il était
descendu de la Ford et avait marché jusqu’au bord du promontoire. Il faisait
très bon. Il avait fermé les yeux un instant pour respirer, les mains dans les
poches, face à l’horizon baigné de ténèbres.
Puis il avait
entendu un cri. Un hurlement plus exactement. Une fille qui hurlait.
Il avait regardé
en bas, sur la plage. Il avait vu plusieurs silhouettes, dont une qui courait,
poursuivie par une autre qui semblait traîner la patte. Deux autres encore
étaient assises sur le sable, sans bouger, face aux vagues. Il lui sembla qu’un
cinquième protagoniste était allongé sur le sol à plat ventre, mais il bougeait
lentement comme une sorte de serpent, comme s’il rampait. Ce devait être un
groupe de surfeurs.
Il y avait juste
le son des braillements de la fille, un peu couvert par le bruit des vagues,
même si l’océan était calme ce soir-là, mais il lui sembla entendre comme des
grognements.
Malgré lui, il
commença à descendre vers la plage, vers le groupe de jeunes. La fille semblait
avoir très peur et ses amis ne bougeaient pas. Elle courait en zigzag, suivie
de loin par le gars qui boitait. Et les autres regardaient la mer, sans parler
de celui qui rampait derrière eux sans vraisemblablement savoir où aller.
C’était étrange.
Comme il
s’approchait, une espèce d’odeur de pourri lui effleura les narines, mêlée à
l’iode et aux plantes maritimes. Ce n’était pas rare que des rebuts d’égout ou
des bêtes crevées s’échouent.
Il regarda vers
la fille qui courait : elle avait fini par s’épuiser et avançait
péniblement dans le sable, soulevant à peine ses pieds, courbée vers l’avant,
les bras ballants. Elle essayait de crier mais s’était cassé la voix et il ne
sortait plus de ses poumons que des sifflements rauques, entre deux quintes de
toux, comme elle n’arrivait pas à reprendre son souffle. Le gars avec la patte
folle n’avait pas modifié son rythme, et il arrivait presque à tendre le bras
pour la toucher.
« Hey ! »
héla-t-il comme le bras du type s’abattait sur l’épaule de la fuyarde.
Toute la scène
se figea. Même le gars qui ondulait par terre s’immobilisa.
Celui qui
poursuivait la fille tourna lentement la tête dans sa direction, mais il ne dit
rien, comme s’il ne l’avait pas vraiment vu. Mais il l’avait vu. Il serra
l’épaule de la fille et elle tomba en arrière, dans ses bras, en poussant des gémissements
horrifiés auxquels se mêlaient des sanglots rauques. Elle ne luttait même plus.
Et là, pendant
un instant, il crut que le gars l’embrassait : il se pencha bizarrement
vers elle, vers son cou. Et Jeff Bellamy – c’était son nom – entendit des bruits
bizarres, comme quand on mâche bruyamment quelque chose.
La fille ne fit
plus un bruit.
Pendant ce
temps, les deux personnages assis face à la mer s’étaient retournés. Il eut
l’impression que seules leurs têtes avaient bougé, tournant sur elles-mêmes presque
complètement, mais c’était une illusion d’optique. Ils commencèrent à pivoter
leurs épaules et leurs torses, le regard fixé sur lui. Il y avait une jeune
fille, et un jeune homme. Le type-serpent le fixait aussi, depuis le sol, ce
qui était un peu perturbant.
Il ne les
distinguait pas très nettement, mais il voyait qu’ils étaient tous trop
bizarres. Et cette odeur dégueulasse était de plus en plus forte.
Il commença à
flipper.
Il esquissa un
pas en arrière, puis un autre, puis un autre.
Les deux qui
contemplaient l’océan s’étaient levés. Ils venaient vers lui. Il les entendit
émettre des sortes de râles, comme s’ils essayaient de parler. La silhouette
féminine semblait marcher correctement, mais le jeune gars était bancal, comme
s’il avait un pied cassé, et il lui manquait tout un morceau de bras. Il
réalisa que celui qui rampait avait les membres brisés. Il avançait vers lui
comme une limace, la bouche ouverte et les yeux vides.
On avait pas mal
de drogues insolites en ce moment, mais rien qui provoque de tels désastres.
Qu’est-ce que c’était que ces types ?
Il ne se posa
pas longtemps la question et s’en voulut à mort de son foutu scepticisme.
Celui qui avait
couru après la fille avait laissé le corps inerte de sa proie retomber sur le
sable. Il était tourné vers Jeff à présent. Il venait vers lui.
Jeff remonta la
colline en courant, ralenti par le sable et les herbes. Il dérapa sur le flanc
de la falaise et perdit une chaussure mais ne s’arrêta pas pour la ramasser, il
ne se retourna même pas pour voir où en étaient ses poursuivants.
« Merde,
merde, merde de putain de merde ! » jura-t-il comme il atteignait la
Ford et se précipitait au volant.
Il avait laissé
la clé sur le contact et la tourna juste comme le haut d’un crâne apparaissait
en haut du tertre.
Ses yeux
s’écarquillèrent d’horreur. Il avait le souffle court. Son pouls emballé
résonnait à ses oreilles. Il lui semblait que malgré ses vingt-cinq ans, il
allait faire une crise cardiaque.
Il enclencha la
capote qui commença à remonter et démarra en marche arrière.
Comme il
tournait le volant pour remettre la T-Bird dans l’axe de la route, l’un des
types s’agrippa à la capote et l’empêcha de se refermer complètement. Jeff
donna un coup d’accélérateur et le corps du type cogna contre le flanc de la
voiture avec un bruit dégueulasse, mais il ne lâcha pas prise. Les autres
l’avaient rejoint et il entendait leurs borborygmes immondes, des gargouillis
qui avaient peine à franchir leurs gorges endommagées.
L’un d’entre eux
parlait encore – il devait subsister assez de muscles et de chair pour faire
fonctionner ses cordes vocales – enfin, si on pouvait appeler ça parler :
« Nnnnourrr…rrrrir… Hhhhommm…me… ».
à suivre...
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