Jeff appuya de
nouveau sur l’accélérateur comme un beau diable et réussit à faire quelques
mètres, roulant sur quelque chose de mou qui semblait s’accrocher aux roues –
sans doute celui qui rampait sur la plage. Le véhicule patina mais il réussit à
se dégager.
Celui qui avait
saisi la capote continuait malgré tout à s’y suspendre et les autres avaient
grimpé sur le coffre. Jeff essaya de zigzaguer violemment pour les faire tomber
mais rien n’y faisait. La capote offrait beaucoup de prises et ils en
profitaient. La puanteur était insupportable, il avait chaud, il avait peur. Il
aurait voulu qu’on vienne le délivrer de cette abominable nuit, et comme il
rageait, donnant des coups de volant désespérés, la capote se déchira et il
sentit ce qui avait dû autrefois être une main se poser sur son épaule, puis
une autre sur sa tête, puis une autre encore sur son dos.
« Bwwwwwwwwwwwaaaaaaaaaaaaaaahhhh »
Ça ne voulait
rien dire, ça résonnait à son oreille. Une monstrueuse douleur lui déchira
l’épaule. Il hurla et lâcha le volant. La Thunderbird fit des embardées dans
tous les sens, un instant seule à se piloter, comme perdue, puis reprit la
direction de la falaise et s’encastra violemment dans un pin.
Jeff Bellamy, à
travers l’horreur qu’il était en train de vivre, ne sentit pas le choc de
l’accident. La douleur était terrible, l’un des zombies mâchait ce qui lui
restait d’épaule, tandis que l’autre, la fille, tombée sur ses genoux, lui
dévorait le ventre après lui avoir déchiqueté une partie de la cuisse droite.
Il ne voyait pas le troisième, mais son bras gauche le faisait tellement
souffrir qu’il ne se posait pas la question : il savait où il était.
Lui-même n’arrivait même plus à bouger ni à se débattre. Et là, face à lui, à
travers les larmes de souffrance qui brouillaient sa vue, il vit une tête se
hisser. Une tête hideuse, rongée, mais pas encore réduite à l’état de
squelette. Une tête verdâtre, pourrie, où grouillait la vermine et dont
pendaient encore quelques cheveux filasses couverts de fluides morbides. Et au
milieu de ce tableau, des dents, deux rangées de dents qui semblaient lui sourire,
et un éclat à la fois terne et démoniaque au fond des orbites putréfiées. La
chose se hissa au-dessus du pare-brise éclaté : le zombie rampant n’avait
pas été tué lorsqu’il avait roulé dessus, il s’était accroché là et avait rampé
sur le capot défoncé. Il venait vers lui.
Jeff Bellamy
avait fait preuve de beaucoup de courage. Il n’avait vraiment pas envie de
devenir un zombie. Il avait fait son possible pour y échapper durant les
quelques minutes qu’avait duré son calvaire. Quelques minutes qui lui semblaient
des heures. Il hurla une dernière fois et perdit connaissance.
*
Le soleil se
levait derrière eux, parsemant les flots de paillettes d’argent. Ils étaient
six désormais, face à la mer.
Les
morts-vivants.
Deux d’entre eux
étaient assis côte à côte, en une sinistre parodie de couple d’amoureux, et
semblaient contempler les flots. Un autre, très, très amoché, ondulait dans le
sable à côté d’eux. Il y avait une fille zombie, qui traînait le pied le long
des vagues, marchant sans savoir où aller, son bikini détaché découvrant des
chairs meurtries, sa tête pendant de côté selon un angle presque droit.
Derrière elle, un grand zombie traînait la patte. Les deux allaient et
venaient, comme s’ils se promenaient. Mais en fait ils attendaient. Ils
attendaient que quelqu’un passe et vienne voir, comme l’avait fait Jeff
Bellamy.
Quelque chose en
eux leur disait qu’il faudrait se mettre en route à plus ou moins longue
échéance, mais pour le moment ils restaient là. C’était un bon endroit. The
Devil’s Slide, ça s’appelait.
Il y avait une
planche de surf brisée posée près d’eux, et un peu plus haut, sur la falaise,
une voiture encastrée dans un pin.
Jeff Bellamy ne
retournerait jamais à Palo Alto dans sa T-Bird orange. Il ne reverrait pas
Pamela. Il ne reverrait pas ses parents et ne reprendrait pas son travail à la
bibliothèque. Jeff Bellamy ne sauverait pas le monde par l’amour et la paix. Il
ne se baladerait plus à Haight Ashbury. Il n’irait plus voir de concerts des
Doors. Il n’irait plus voir de concerts du tout. Il n’écouterait plus de
musique. Le balancement des vagues parvenait à ses oreilles. Il pouvait encore
l’identifier. Mais pour combien de temps ?
Il y avait
encore un peu de vie, un peu de souvenirs, dans sa pauvre tête morte. Mais
bientôt il n’y aurait plus que la nécessité de se nourrir, et la ruse qui lui
était afférente.
Il eut un
instant de clairvoyance et une larme roula sur sa joue déchirée, humectant
l’orbite injectée de sang d’un œil qui regardait dans le vide, au-delà de la
vie. Un œil que traversa une lueur d’horreur et de désespoir. Il ne voulait pas
ça. Il ne voulait pas être un cadavre ambulant, en putréfaction, dégueulasse et
horrible à regarder. Il ne voulait pas rester avec les cinq autres – ils le
dégoutaient, ils lui faisaient peur – et pourtant il savait qu’il était comme
eux à présent. Il savait qu’il devait rester avec eux, lui qui avait toujours
détesté faire partie d’une bande. Il devait désormais vivre avec ce troupeau
grotesque et effrayant. Il devait rester, prisonnier de ce cauchemar.
Le soleil tapait
plus fort à présent, il avait bien commencé à s’élever sur son chemin vers
l’ouest, et il frappait le crâne de Jeff de plein fouet, projetant son ombre et
celle du pin sur le sol à sa gauche. Il souhaitait que le soleil le cuise, qu’il
le fasse cramer comme une vieille saucisse et qu’il le réduise en cendres,
qu’il mette fin à son calvaire. Mais le soleil ne l’achevait pas. Le soleil
c’était pour ces bêcheurs de vampires que ça marchait, pas pour les pauvres
types comme lui. Et ses dernières cellules valides perdaient conscience au fur
et à mesure que les minutes passaient. Cela prenait moins de temps qu’il
l’aurait cru.
Jeff Bellamy
resterait là, adossé au tronc du pin, attendant qu’un voyageur ou un policier,
inquiété par la Thunderbird fracassée, vienne voir ce qui avait causé
l’accident et regarder s’il y avait des blessés, des survivants.
Jeff Bellamy
n’avait plus mal. Son bras à demi rongé et son épaule déchiquetée, sa cuisse
dévorée et ses entrailles répandues ne le faisaient pas souffrir. Il lui
restait l’essentiel : son cerveau. Et malgré le fait qu’il n’ait plus
d’estomac, ce cerveau, clignotant par intermittence d’impulsions électriques
survivantes tel un néon mourant, ce cerveau, donc, lui disait une chose :
« Manger. Humain. »
*
Il fut surpris
de ressentir à nouveau la douleur, juste l’espace d’un instant, comme son crâne
explosait. Il se sentit vivant. Tous ses souvenirs lui revenaient. Sa vie
d’avant. La funeste nuit où il s’était arrêté sur la falaise. Et puis la suite.
L’attente. Le néant. Avec juste cette faim étrange chevillée au corps.
Chevillée à l’âme et qui la rongeait.
Il sentit la
douleur et il souffrit de se remémorer tout cela. Il souffrit de penser qu’il
était devenu un monstre. Et il accueillit cette peine avec joie et gratitude,
car elle le délivrait.
« Lieutenant
Morrison ? » cracha le Capitaine McQueen dans son talkie-walkie. « C’est Matt McQueen. J’ai
terminé.
— Roger,
répondit la jeune femme.
— Vous vous
croyez dans un avion, Morrison ? répondit-il amusé. Rejoignez-moi, nous
partons pour l’enclave ! »
Le Lieutenant
Morrison sourit dans le vague en rangeant son talkie. La jeune femme venait de
prendre son service dans la police et n’avait pas encore l’habitude des codes
utilisés.
Ses coéquipiers
avaient terminé d’empiler les cadavres dont les crânes avaient été
consciencieusement évidés, lorsqu’ils n’avaient pas été tout simplement
soufflés par leurs copieux tirs d’armes à feux. Ils arrosèrent les corps
d’essence et y jetèrent quelques allumettes qu’ils venaient de craquer.
Elle les laissa
surveiller le brasier et remonta jusqu’au bord du promontoire.
Le Capitaine
McQueen l’attendait, regardant l’océan. Il se tenait près d’une Thunderbird
orange en très mauvais état, laquelle était encastrée dans un arbre. Á ses
pieds, gisait le cadavre d’un zombie dont la tête avait été explosée.
« Jeffrey
Bellamy, » annonça-t-il en brandissant un permis qu’il avait trouvé dans
la boîte à gants du véhicule accidenté. « Au moins celui-ci est identifié.
On pourra prévenir sa famille. »
Il dévisagea
Morrison de ses yeux bleus très pâles, d’une couleur glaciale. La gamine avait
apparemment un peu plus d’une vingtaine d’années, cependant elle était plus
mature qu’aucun de ses collègues, même les plus expérimentés.
Au début des
attaques, lorsque l’armée l’avait envoyée, ils n’avaient pas donné beaucoup de
détails. Il n’avait pas posé de questions. Elle ne disait jamais grand-chose,
et lui n’était pas du genre curieux. Elle lui rappelait ces vieux indiens qui
restaient dans les réserves, pleins de savoir et de secrets. Il avait
confiance.
« Il y en a
de plus en plus, remarqua-t-elle.
— Ça devient
préoccupant… De toute évidence nous arrivons encore à endiguer la
contamination, mais j’ai peur que certains ne finissent par passer à travers
les mailles du filet.
— Tant que ce
sont des groupes isolés, on peut les repérer. Et surtout tant que ce sont des
groupes : un groupe, ça n’est pas forcément discret. Ce sont les éventuels
individus solitaires qui m’inquiètent.
— Il ne doit pas
y en avoir tant que ça, qui ont des velléités d’indépendance. Je crois qu’ils
cherchent justement à former de petits groupes dès qu’ils sont transformés. Ils
sont plus malins qu’ils n’en ont l’air, mais ils sont lents. Leur nombre leur
permet de submerger les victimes : ce sont des créatures grégaires, des
bêtes de meute, leur nombre fait leur force. »
à suivre...
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