samedi 21 février 2015

Chapitre IV : 1967 (partie 2)


Jeff appuya de nouveau sur l’accélérateur comme un beau diable et réussit à faire quelques mètres, roulant sur quelque chose de mou qui semblait s’accrocher aux roues – sans doute celui qui rampait sur la plage. Le véhicule patina mais il réussit à se dégager.
Celui qui avait saisi la capote continuait malgré tout à s’y suspendre et les autres avaient grimpé sur le coffre. Jeff essaya de zigzaguer violemment pour les faire tomber mais rien n’y faisait. La capote offrait beaucoup de prises et ils en profitaient. La puanteur était insupportable, il avait chaud, il avait peur. Il aurait voulu qu’on vienne le délivrer de cette abominable nuit, et comme il rageait, donnant des coups de volant désespérés, la capote se déchira et il sentit ce qui avait dû autrefois être une main se poser sur son épaule, puis une autre sur sa tête, puis une autre encore sur son dos.
« Bwwwwwwwwwwwaaaaaaaaaaaaaaahhhh »
Ça ne voulait rien dire, ça résonnait à son oreille. Une monstrueuse douleur lui déchira l’épaule. Il hurla et lâcha le volant. La Thunderbird fit des embardées dans tous les sens, un instant seule à se piloter, comme perdue, puis reprit la direction de la falaise et s’encastra violemment dans un pin.
Jeff Bellamy, à travers l’horreur qu’il était en train de vivre, ne sentit pas le choc de l’accident. La douleur était terrible, l’un des zombies mâchait ce qui lui restait d’épaule, tandis que l’autre, la fille, tombée sur ses genoux, lui dévorait le ventre après lui avoir déchiqueté une partie de la cuisse droite. Il ne voyait pas le troisième, mais son bras gauche le faisait tellement souffrir qu’il ne se posait pas la question : il savait où il était. Lui-même n’arrivait même plus à bouger ni à se débattre. Et là, face à lui, à travers les larmes de souffrance qui brouillaient sa vue, il vit une tête se hisser. Une tête hideuse, rongée, mais pas encore réduite à l’état de squelette. Une tête verdâtre, pourrie, où grouillait la vermine et dont pendaient encore quelques cheveux filasses couverts de fluides morbides. Et au milieu de ce tableau, des dents, deux rangées de dents qui semblaient lui sourire, et un éclat à la fois terne et démoniaque au fond des orbites putréfiées. La chose se hissa au-dessus du pare-brise éclaté : le zombie rampant n’avait pas été tué lorsqu’il avait roulé dessus, il s’était accroché là et avait rampé sur le capot défoncé. Il venait vers lui.
Jeff Bellamy avait fait preuve de beaucoup de courage. Il n’avait vraiment pas envie de devenir un zombie. Il avait fait son possible pour y échapper durant les quelques minutes qu’avait duré son calvaire. Quelques minutes qui lui semblaient des heures. Il hurla une dernière fois et perdit connaissance.

*

Le soleil se levait derrière eux, parsemant les flots de paillettes d’argent. Ils étaient six désormais, face à la mer.
Les morts-vivants.
Deux d’entre eux étaient assis côte à côte, en une sinistre parodie de couple d’amoureux, et semblaient contempler les flots. Un autre, très, très amoché, ondulait dans le sable à côté d’eux. Il y avait une fille zombie, qui traînait le pied le long des vagues, marchant sans savoir où aller, son bikini détaché découvrant des chairs meurtries, sa tête pendant de côté selon un angle presque droit. Derrière elle, un grand zombie traînait la patte. Les deux allaient et venaient, comme s’ils se promenaient. Mais en fait ils attendaient. Ils attendaient que quelqu’un passe et vienne voir, comme l’avait fait Jeff Bellamy.
Quelque chose en eux leur disait qu’il faudrait se mettre en route à plus ou moins longue échéance, mais pour le moment ils restaient là. C’était un bon endroit. The Devil’s Slide, ça s’appelait.
Il y avait une planche de surf brisée posée près d’eux, et un peu plus haut, sur la falaise, une voiture encastrée dans un pin.
Jeff Bellamy ne retournerait jamais à Palo Alto dans sa T-Bird orange. Il ne reverrait pas Pamela. Il ne reverrait pas ses parents et ne reprendrait pas son travail à la bibliothèque. Jeff Bellamy ne sauverait pas le monde par l’amour et la paix. Il ne se baladerait plus à Haight Ashbury. Il n’irait plus voir de concerts des Doors. Il n’irait plus voir de concerts du tout. Il n’écouterait plus de musique. Le balancement des vagues parvenait à ses oreilles. Il pouvait encore l’identifier. Mais pour combien de temps ?
Il y avait encore un peu de vie, un peu de souvenirs, dans sa pauvre tête morte. Mais bientôt il n’y aurait plus que la nécessité de se nourrir, et la ruse qui lui était afférente.
Il eut un instant de clairvoyance et une larme roula sur sa joue déchirée, humectant l’orbite injectée de sang d’un œil qui regardait dans le vide, au-delà de la vie. Un œil que traversa une lueur d’horreur et de désespoir. Il ne voulait pas ça. Il ne voulait pas être un cadavre ambulant, en putréfaction, dégueulasse et horrible à regarder. Il ne voulait pas rester avec les cinq autres – ils le dégoutaient, ils lui faisaient peur – et pourtant il savait qu’il était comme eux à présent. Il savait qu’il devait rester avec eux, lui qui avait toujours détesté faire partie d’une bande. Il devait désormais vivre avec ce troupeau grotesque et effrayant. Il devait rester, prisonnier de ce cauchemar.
Le soleil tapait plus fort à présent, il avait bien commencé à s’élever sur son chemin vers l’ouest, et il frappait le crâne de Jeff de plein fouet, projetant son ombre et celle du pin sur le sol à sa gauche. Il souhaitait que le soleil le cuise, qu’il le fasse cramer comme une vieille saucisse et qu’il le réduise en cendres, qu’il mette fin à son calvaire. Mais le soleil ne l’achevait pas. Le soleil c’était pour ces bêcheurs de vampires que ça marchait, pas pour les pauvres types comme lui. Et ses dernières cellules valides perdaient conscience au fur et à mesure que les minutes passaient. Cela prenait moins de temps qu’il l’aurait cru.
Jeff Bellamy resterait là, adossé au tronc du pin, attendant qu’un voyageur ou un policier, inquiété par la Thunderbird fracassée, vienne voir ce qui avait causé l’accident et regarder s’il y avait des blessés, des survivants.
Jeff Bellamy n’avait plus mal. Son bras à demi rongé et son épaule déchiquetée, sa cuisse dévorée et ses entrailles répandues ne le faisaient pas souffrir. Il lui restait l’essentiel : son cerveau. Et malgré le fait qu’il n’ait plus d’estomac, ce cerveau, clignotant par intermittence d’impulsions électriques survivantes tel un néon mourant, ce cerveau, donc, lui disait une chose : « Manger. Humain. »

*

Il fut surpris de ressentir à nouveau la douleur, juste l’espace d’un instant, comme son crâne explosait. Il se sentit vivant. Tous ses souvenirs lui revenaient. Sa vie d’avant. La funeste nuit où il s’était arrêté sur la falaise. Et puis la suite. L’attente. Le néant. Avec juste cette faim étrange chevillée au corps. Chevillée à l’âme et qui la rongeait.
Il sentit la douleur et il souffrit de se remémorer tout cela. Il souffrit de penser qu’il était devenu un monstre. Et il accueillit cette peine avec joie et gratitude, car elle le délivrait.

« Lieutenant Morrison ? » cracha le Capitaine McQueen dans son talkie-walkie. « C’est Matt McQueen. J’ai terminé. 
— Roger, répondit la jeune femme.
— Vous vous croyez dans un avion, Morrison ? répondit-il amusé. Rejoignez-moi, nous partons pour l’enclave ! »
Le Lieutenant Morrison sourit dans le vague en rangeant son talkie. La jeune femme venait de prendre son service dans la police et n’avait pas encore l’habitude des codes utilisés.
Ses coéquipiers avaient terminé d’empiler les cadavres dont les crânes avaient été consciencieusement évidés, lorsqu’ils n’avaient pas été tout simplement soufflés par leurs copieux tirs d’armes à feux. Ils arrosèrent les corps d’essence et y jetèrent quelques allumettes qu’ils venaient de craquer.
Elle les laissa surveiller le brasier et remonta jusqu’au bord du promontoire.
Le Capitaine McQueen l’attendait, regardant l’océan. Il se tenait près d’une Thunderbird orange en très mauvais état, laquelle était encastrée dans un arbre. Á ses pieds, gisait le cadavre d’un zombie dont la tête avait été explosée.
« Jeffrey Bellamy, » annonça-t-il en brandissant un permis qu’il avait trouvé dans la boîte à gants du véhicule accidenté. « Au moins celui-ci est identifié. On pourra prévenir sa famille. »
Il dévisagea Morrison de ses yeux bleus très pâles, d’une couleur glaciale. La gamine avait apparemment un peu plus d’une vingtaine d’années, cependant elle était plus mature qu’aucun de ses collègues, même les plus expérimentés.
Au début des attaques, lorsque l’armée l’avait envoyée, ils n’avaient pas donné beaucoup de détails. Il n’avait pas posé de questions. Elle ne disait jamais grand-chose, et lui n’était pas du genre curieux. Elle lui rappelait ces vieux indiens qui restaient dans les réserves, pleins de savoir et de secrets. Il avait confiance.
« Il y en a de plus en plus, remarqua-t-elle.
— Ça devient préoccupant… De toute évidence nous arrivons encore à endiguer la contamination, mais j’ai peur que certains ne finissent par passer à travers les mailles du filet.
— Tant que ce sont des groupes isolés, on peut les repérer. Et surtout tant que ce sont des groupes : un groupe, ça n’est pas forcément discret. Ce sont les éventuels individus solitaires qui m’inquiètent.
— Il ne doit pas y en avoir tant que ça, qui ont des velléités d’indépendance. Je crois qu’ils cherchent justement à former de petits groupes dès qu’ils sont transformés. Ils sont plus malins qu’ils n’en ont l’air, mais ils sont lents. Leur nombre leur permet de submerger les victimes : ce sont des créatures grégaires, des bêtes de meute, leur nombre fait leur force. »

à suivre...

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