dimanche 22 février 2015

Chapitre V : 2017 (partie 1)


Ils arrivent, je les entends. Ma jambe me fait atrocement mal. Impossible de remonter… et tant mieux, au moins ils mettront un peu plus de temps à m’avoir… Dieu qu’est-ce que je suis venu faire dans cette baraque. J’ai peur, j’ai peur… il ne fallait pas sortir… Pourquoi suis-je si curieux, pourquoi…
Mon Dieu, un frôlement… ils respirent ! Ils respirent derrière moi… Maman… Maman !
Cory Eric Peters se recroquevilla et pressa fort ses paupières afin de ne pas voir l’horreur s’abattre sur lui.
*
— Maman ? Maman, tu es venue me chercher ?
— Shh, je ne suis pas ta Maman. Attrape mon bras, Cory.
Sans réfléchir, le gamin entoura de ses bras le cou de celle qui avait parlé, à l’aveuglette, dans le noir, il put seulement sentir qu’il s’agissait d’une femme. Il fut abasourdi lorsqu’elle le souleva, il se sentait léger comme une plume, plus léger qu’il ne s’était jamais senti, même lorsqu’il n’était encore qu’un bébé, il y a une dizaine d’années. Mais les renâclements des monstres le tirèrent de ses pensées. Elle le serra plus fort, d’un seul bras, tandis que de sa main libre elle s’agrippait au mur. Il se sentit grimper. Un instant il eut l’impression d’être transporté par Spiderman. L’inconnue rampait le long de la paroi telle un lézard, agile, silencieuse, peut-être difficile à repérer pour les créatures. Ses longs cheveux étaient froids, sa peau aussi, semblait froide, dans le cou où le gamin avait immédiatement enfoui son visage, en un réflexe de protection. Un instant, il eut très peur, peur qu’elle soit des leurs, qu’elle soit venue le prendre, pour le leur livrer. Mais elle n’avait rien de commun avec ces horreurs, elle sentait bon, et il se trouvait tellement rassuré dans ses bras, et après la première impression, on aurait finalement dit que sa peau chauffait.
Même ses parents ne réussiraient pas à le rassurer autant, il les savait vulnérables en cet instant, à la merci des troupes implacables. Il aurait voulu qu’elle aille les chercher, eux aussi.
— J’irai, je te le promets, mais je dois d’abord te mettre en sûreté.
Elle avait lu dans ses pensées… Cory resserra son étreinte comme ils débouchaient dans la pièce qui servait autrefois de salon. Il n’ouvrit pas les yeux, il avait trop peur. Il connaissait par cœur le décor de la pièce. Le décor de la maison. Les tapisseries victoriennes passées, déchirées, rongées et décolorées par le temps, derrière lesquelles se dissimulaient les cafards et la vermine, les bardeaux de bois délabrés, le jardin étrange envahi d’herbes folles, et les pierres tombales brisées, au fond, vers la clairière, où pour se faire peur il s’amusait à imaginer que la nuit rôdaient des vampires. Ce manoir en ruines abritait ses jeux d’enfant solitaire et taciturne depuis que lui et sa famille avaient emménagé près de Bangor. Á présent il n’avait plus besoin d’imaginer des choses pour se faire peur : les choses qui faisaient peur étaient vraiment là, et c’était loin d’être des créatures aristocratiques et mystérieuses comme les vampires.
— Reuaaaaaaaahhhrrhhhh…
Les grognements lancinants, les bruits de pas traînants sur le parquet grinçant, les chocs sourds des chutes sur les revers des tapis mités, le firent frissonner de tout son être. Elle dût sentir son petit corps se crisper car elle le serra plus fort et dit :
— Surtout accroche-toi, et n’ouvre les yeux sous aucun prétexte !
Il eut l’impression d’être emporté par un ouragan, elle se mit à courir, et il sentit qu’elle traversait la pièce, le couloir, la demeure entière de part en part, le bruit de ses bottes résonnant comme des coups de boutoir au milieu des autres qui rampaient, traînant la savate. C’était comme s’il sentait l’air le fouetter, comme s’ils couraient dehors en plein vent, tellement elle allait vite à travers l’enfilade de pièces en ruines. Il entendait les bruits, les borborygmes, il sentait les mains avides qui se tendaient vers eux, qui accrochaient parfois ses bras, ses cheveux, la puanteur âcre, insoutenable, mais il percevait la contraction des muscles puissants de celle qui le portait. Elle fonçait dans le tas sans s’arrêter une seconde, brisant sous ses coups d’épaules d’autres épaules, bousculant des corps qu’elle envoyait bouler et s’écraser contre les murs du couloir, et elle courait, vite, puissamment, elle l’emportait loin de tous ces morts. Comme elle le lui avait demandé, il n’ouvrit pas les yeux, mais il se sentit soulagé lorsqu’il reconnut le bruit des talons claquant sur les marches du perron.
Après quelques pas dans l’allée, elle se retourna face à la bâtisse, prit quelque chose à sa ceinture et le lança.
Cory eut le cœur gros en percevant l’explosion, si forte que le souffle chaud les repoussa de plusieurs mètres et que le bruit lui enleva pendant de longues secondes la faculté d’entendre. La cachette qui avait abrité ses secrets et ses rêveries depuis sa plus tendre enfance ne serait plus. A cause de ces monstres, de ces choses horribles qui avaient commencé à envahir la ville un mois auparavant. Il se sentait comme un enfant, comme un tout petit enfant : depuis l’arrivée des créatures il avait eu l’impression de régresser, de redevenir le gamin de maternelle craintif dont les parents ne voulaient pas qu’il regarde les infos où des images de l’invasion étaient constamment diffusées. Il ne se reconnaissait plus, il voulait juste se recroqueviller au fond d’un trou où aucun zombie ne le trouverait. Il voulait juste redevenir un fœtus dans le ventre de sa mère et ne rien savoir.
— Ne pleure pas, Cory, quand tout sera fini, je reviendrai, et je reconstruirai ce que j’ai détruit, ou du moins j’essaierai d’aider à reconstruire.

*
C’était il y a six ans, et en fait rien n’avait été fini, et Reiko n’avait pas pu endiguer l’invasion du Maine et les avait emmenés avec elle vers le nord, vers la fameuse enclave où des réfugiés avaient reconstitué un semblant de vie, une vie barricadée dans un fort de métal et de glace, une vie sans cesse à la merci de l’arrivée des créatures mais une vie quand même, où on parvenait parfois à oublier l’extérieur et le danger, où on se prenait de nouveau à espérer.
Il y avait connu d’autres gens, d’autres jeunes comme lui dont on poursuivait l’éducation et la formation en attendant que les choses s’arrangent, ou pas. Il avait grandi, il avait suivi un entraînement spécial avec un autre gamin qui s’appelait Terry et qui était arrivé là en même temps que lui avec son père Doug, son chien, et un grand gaillard appelé Wayland qu’ils avaient pris en stop et qui ressemblait à Wolverine. Il y avait plein de types de l’armée, plein d’armes et de matériel, des provisions, des instructions. Il y avait même une grand-mère étrange, Rosemary, qui soignait les gens en appliquant ses mains sur leurs blessures et leurs douleurs et qui leur donnait des cours.
Parfois, on les faisait rentrer dans une salle spéciale, sous la terre, dont les parois étaient étayées de structures métalliques semblables à des grilles d’argent, et ils entendaient de grands bruits étranges, comme des sortes de moteurs dont le timbre ressemblait en fait à un long cri de baleine. Ces jours-là, seuls quelques militaires, comme le vieux Colonel Bluehorse, et quelques anciens comme Rosemary, avaient le droit de monter rencontrer les pilotes de ce que Cory pensait être des avions de guerre ultrasophistiqués. Et lorsque les vrombissements de moteurs se faisaient entendre, les barres métalliques qui sécurisaient les caves se mettaient à briller comme des choses vivantes, leur lumière ressemblait à celle argentée des étoiles.
Un jour que Cory lui avait posé la question, intrigué par ce qu’il appelait « les bruits de baleine », le Colonel Bluehorse, qui sécurisait l’enclave depuis une vingtaine d'années, lui avait raconté des histoires tellement insolites qu’il n’avait pas tout cru, malgré toutes les bizarreries auxquelles il avait assisté depuis tout le temps qu’il était dans l’enclave du pôle nord. Puis les choses avaient empiré au-dehors et Reiko avait dû repartir avec Doug et Rosemary, Terry aussi était parti avec son père, mais lui, Cory, était resté dans l’enclave avec ses parents et d’autres réfugiés, et l’armée, et il avait continué sa formation.
Il y avait eu une régression de l’épidémie deux ans auparavant, et les événements avaient semblé reprendre un tour positif : un jour on leur avait annoncé que c’était bon, qu’on pouvait repartir et reconstruire ailleurs. Alors ils étaient redescendus avec d’autres jusqu’au Saskatchewan et s’étaient établis à Estevan, une petite ville qui n’avait pas été trop touchée, jusqu’à présent.
*

Les parents de Cory étaient assis dans le salon, chacun sur un fauteuil recouvert de toile rouge écossaise, de part et d’autre du poste de télé : une vieille télévision analogique avec un tube cathodique comme on n’en voyait plus depuis une bonne vingtaine d’années. Les chaînes crachouillaient un vague programme incompréhensible.
Bon sang, j’ai l’impression d’être remontée dans le temps, pensa Reiko.
Les fauteuils, les tables, les tapis, le canapé, tout le mobilier, toute la maison semblait un décor de sitcom des années 70.
— On a récupéré ce qu’on a pu, il n’y a plus grand-chose depuis un bon moment, dit le père de Cory d’un ton embarrassé, comme si le regard de Reiko avait trahi ses pensées.
— Ne vous en faites pas, je comprends, on reconstruit comme un peut… c’est juste que ça me rappelle ma jeunesse…
Il regarda incrédule son visage sans âge tandis qu’elle se remémorait brièvement cette nuit de 1977 où elle avait dû laisser derrière elle les cadavres de Happy et de Nick.
Cory était un jeune homme à présent, quant aux parents, ils avaient pris un bon coup de vieux entre les événements et le passage du temps. Mais Reiko n’avait pas changé d’un pouce, elle avait juste l’air encore plus désolée que la première fois, à Bangor, quand elle avait sauvé Cory dans la vieille maison.
Elle regarda le gamin - pour elle c’en était encore un malgré ses dix-neuf ans - qui était avachi sur le canapé. Ses boucles blondes encadraient un visage plaisant aux joues parsemées de taches de rousseur, et ses yeux noirs suivaient distraitement les lumières vacillantes sur l’écran de télé. Elle se demanda si un jour il ressemblerait vraiment à un homme ou s’il garderait ad vitam cette bouille de gamin. Il portait un pull distendu en laine élimée vert mousse, un vieux jean et des Vans à damier, qui avaient dû être noir et blanc autrefois. Elle pensa qu’elle était nulle aux échecs, et elle pensa qu’elle l’aurait en fait bien vu porter des Converse. C’était amusant de voir que plus de vingt ans après, l’épidémie de zombies n’avait pas réussi à endiguer cette espèce de revival grunge qu’elle avait observé chez d’autres jeunes survivants. En même temps, vu le peu de vêtements dont on disposait encore et l’usage prolongé qu’on devait en faire, c’était normal de revenir en arrière. Elle sourit tristement et soupira.
 — Je ne peux pas perdre Cory… et je ne peux pas vous perdre non plus. Dès demain matin je vous conduirai chez le Révérend Manning qui s’occupe d’autres survivants, et vous partirez, avec Cory.
A ce moment-là, on entendit appeler au-dehors : « Cory ! Cory ? »

à suivre...

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