mardi 24 février 2015

Chapitre VI : Epilogue (partie 1)


Tentant de toutes ses forces d’écarter le couvercle du petit coffre de basalte qu’il avait si longtemps préservé, réservant cet ultime recours pour le moment où il en aurait réellement besoin, Wayland McKeen hurla de rage.
En cet instant de panique il lui semblait voir sa vie défiler à toute allure devant ses yeux, en parallèle avec l’image de la boîte sur laquelle ses forces et son attention étaient fixées. L’arme absolue se trouvait dans ce coffret, d’après ce que les tablettes gravées lui avaient appris, et cette boîte idiote choisissait justement ce moment pour lui résister.
Wayland McKeen s’était lui-même surnommé « le dinosaure ». Wayland McKeen avait été le seul survivant de notre monde, la civilisation telle que nous la connaissons l’avait laissé pour mort, livré à lui-même dans le désert aride d’une Terre post-apocalyptique. Quoique d’apocalypse il n’y ait réellement point eu, du moins pas au sens où on l’entendait… Wayland pensait souvent à sa famille, à son épouse et à ses deux enfants. Il se remémorait leurs visages, il les revoyait dans la lumière de sa mémoire, de purs clichés, comme dans ces films à l’eau de rose qu’il méprisait tant à l’époque : sa femme, blonde et éthérée, ses longs cheveux flottant dans une douce brise, lui souriait au cœur d’un rayon de soleil qui la nimbait d’or pâle telle une nymphette de David Hamilton, tandis que ses petits venaient tendrement se jeter dans ses bras et qu’il les faisait virevolter dans l’air printanier, sous une douce neige de fleurs d’amandier, leur rire cristallin s’élevant dans le bleu d’un ciel sans nuages. Toute sa vie passée s’était résumée à une unique pensée, à un but singulier : les protéger, assurer leur survie dans une société de plus en plus hostile qu’il regardait avec angoisse se dégrader davantage chaque jour.
C’est pour cette raison que lorsque l’armée avait annoncé qu’elle cherchait des cobayes pour « L’Expérience Kentrosaure » — une manipulation génétique visant à modifier l’organisme afin de le rendre plus résistant aux coups, aux blessures à l’arme blanche, aux blessures à l’arme à feu, au vieillissement et aux poisons, Wayland s’était porté volontaire. Il avait pourtant une sainte horreur des manipulations génétiques et des expériences visant soi-disant à améliorer la condition humaine, mais qui en réalité servaient à exploiter les masses populaires, à augmenter leur folie et leur dépendance, et à renflouer les caisses des états et de certains de leurs dirigeants. Il se souvenait encore de ce jour d’été de 1957 où, encore adolescent, prenant une pause au milieu de sa journée de travail dans la ferme de son père qu’il aidait pendant les vacances, il était tombé sur un article annonçant que l’on avait réussi à faire vivre une cellule zombie : selon l’article, des scientifiques avaient récupéré une cellule organique morte et l’avaient traitée, avec notamment une solution à base de silice, de manière à ce que, tout en restant en l’état, elle continue à assurer les fonctions qu’elle effectuait de son vivant. « Pourquoi ? » s’était-il demandé. « Pourquoi s’escrime-t-on à faire revivre une cellule morte alors que nous disposons des moyens de faire survivre une cellule vivante ? » Il n’avait pourtant pas été vraiment surpris car en tant que mordu de science-fiction, les expériences étranges, les découvertes improbables et les vies extra-terrestres lui semblaient du domaine du probable. Pour la cellule zombie, il avait été question d’une supercherie et de nombreux journalistes de la presse dite underground s’étaient posé la question : était-ce vrai ? Si c’était vrai, pourquoi n’en parlait-on pas aux infos ? Et nombre de questionnements qui n’avaient jamais vraiment trouvé de réponse. Wayland ne s’était pas posé la question longtemps, pour lui, dans l’esprit des puissants, tout ce qui favorisait l’ignominie et le néant, la dégradation, l’aliénation et l’exploitation – imaginez des ouvriers morts mais vivants qui travailleraient gratuitement, ne se plaindraient pas, seraient remplacés comme des pièces automobiles – était du domaine du possible.
Mais d’un autre côté, si ces procédés pouvaient l’aider lui à protéger ceux qu’il aimait, il était prêt à tenter le coup pour ce qu’on appelait donc l’Expérience Kentrosaure.
Il n’était rien ressorti de ces mois passés à ingurgiter des métaux divers sous forme de dosettes qui n’avaient d’homéopathique que leur apparence. Absolument rien hormis une jeunesse conservée inhabituellement longtemps, qui faisait qu’à plus de soixante-dix ans au moment de « la fin », il en paraissait toujours quarante : un bel homme dans la force de l’âge, d’une endurance et d’une résilience hors-normes – qui ne l’intriguaient pas vraiment car il avait toujours été d’une constitution puissante, même avant son traitement – ce qui lui avait été bien utile pour les nombreux déplacements de foules visant à fuir les zones contaminées, durant lesquelles il avait dû venir en aide non-seulement à ses proches mais aussi à de nombreux autres rescapés.
N’ayant remarqué rien d’autre que cette inhabituelle lenteur à vieillir, lorsque la catastrophe s’était produite, Wayland s’était attendu à mourir.
Non, cela n’avait pas été — malgré les nombreux conflits qui souillaient le globe — la bombe atomique, ni aucune autre arme de destruction massive pensée par les humains, ni une catastrophe climatique, pas même la fameuse cellule zombie qui avait pourtant réduit la presque totalité de l’humanité à l’état de masse mort-vivante.
Simplement, un beau matin de janvier 2017, alors que l’épidémie zombie qui s’étendait depuis plus de soixante ans avait, malgré les efforts déployés pour l’endiguer, contaminé plus de neuf dixièmes du globe, la surface de la terre s’était fendue le long du 102ème méridien ouest, et simultanément selon la ligne de l’équateur, entre celui-ci et les deux tropiques, à l’endroit où s’opérait habituellement la convergence inter-tropicale. Il y avait eu une grosse explosion lumineuse, un souffle inexpliqué, déclenché par quatre sources distinctes placées plus ou moins le long des lignes et qu’on n’avait pas eu le temps d’identifier. Et ainsi, de haut en bas, des secousses sismiques monstrueuses et des déferlements de lave et de magma avaient ébranlé la planète, vaporisant les océans et fissurant les terres, ne laissant même pas à ses habitants quels qu’ils soient le temps de réaliser ce qui se passait. Au beau milieu de la catastrophe, Wayland avec les quelques rares centaines d’autres victimes qui n’avaient pas encore été contaminées par les zombies avait été englouti dans une faille et s’était cru mort… jusqu’à son réveil.

à suivre...

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